Grive, hydre libre ou mourir

Grive, hydre libre ou mourir

A l’occasion de la sortie de son remarquable premier EP, c’est avec une grande curiosité que nous sommes partis à la rencontre du duo Grive, composé d’Agnès Gayraud et de Paul Régimbeau qui n’hésitent pas à mettre entre parenthèses la notoriété de leurs projets respectifs (La Féline et Mondkopf) pour explorer les chemins plus bruyants d’un slowcore vibrant d’énergie. Où il est question d’une caserne, de baraques à frites, d’emphase existentielle, d’embardées assumées, d’ornithologie, de caresses sonores, d’images cinématographiques, d’énergie live… et de confinement.

Vos deux univers musicaux semblent être très éloignés l’un de l’autre. Du coup, comment vous êtes-vous retrouvés au sein d’un même projet ?

Agnès Gayraud : On se connaît depuis longtemps, depuis les débuts de La Féline. L’univers de Paul est très vaste. Au-delà de l’électro qu’il produit, il a un petit côté folkeux, blues… Il s’est intéressé aux aspects synthétiques et lancinants qu’il y avait dans mes titres. On a très vite commencé à collaborer, il a fait un remix magnifique de Three Graces, puis m’a invité à poser ma voix sur ses albums. On s’est aussi rendu compte qu’on est tous les deux fans de chanson française, notamment de Manset. Lors d’une résidence, vers 2015, on a décidé de reprendre Comme un Guerrier, et ce que l’on en a fait a outrepassé complètement les barrières de La Féline et de Mondkopf. C’est là qu’on s’est dit qu’on pouvait créer ensemble un univers propre.
Paul Régimbeau : Musicalement, c’est vrai que beaucoup de choses m’intéressent, du métal au blues. J’aime aussi beaucoup la musique live, la façon dont les autres travaillent m’inspire. Lorsqu’on a commencé à collaborer, nos premières tentatives étaient trop attendues : ça sonnait trop ‘truc électronique avec Agnès au chant’. La reprise de Manset a été un déclic. En fait, on en a fait deux : une première version électro qui ne nous convenait pas, puis une seconde plus improvisée, introduite par quelques notes tendues sur lesquelles tout le reste s’est déroulé avec évidence. C’est cette version qui nous a ravi. On venait de trouver notre façon de travailler.

Comment sont nés les premiers titres de Grive ?

Agnès Gayraud : Lors d’une autre résidence vers 2015, en Saint Erme, en Picardie, au Performing Art Forum qui est un lieu magique, une ancienne caserne très inspirante. Grive est le résultat d’improvisations dans cet espace sonore un peu loin de tout. On savait qu’on avait de la belle matière qui ne demandait qu’à vivre. Mais nous avions d’autres priorités et les bandes sont restées au chaud.
Paul Régimbeau : Les choses venaient naturellement. C’était vraiment une façon de faire évidente. On a beaucoup gardé. On a surtout jeté ce qui sonnait trop Féline ou Mondkopf. 

Quelle a été votre manière de travailler ?

Agnès Gayraud : Ni l’un ni l’autre a fait le conservatoire. On a la même sensibilité pour l’improvisation, un rapport très intuitif à la composition. On se comprend très bien et on improvise très facilement.
Paul Régimbeau : Il n’y pas vraiment de recette. Peut-être que pour commencer, je pose quelques accords et Agnès trouve très vite comment poser ses guitares et sa voix.
Agnès Gayraud : Quand tu travailles avec quelqu’un, c’est toujours un peu ta muse. Nous sommes nos muses réciproques. On se connaît maintenant depuis assez longtemps pour savoir si ce qu’on fait va plaire à l’autre. 

Vous vous sentiez enfermés dans La Féline et Mondkopf ?

Enfermés, pas forcément, même s’il est difficile de libérer complètement les guitares dans la pop de La Féline, ou d’y imposer ce mélange de drone et de slowcore. On avait surtout envie d’exprimer notre cohérence artistique commune, au-delà de nos projets principaux, et d’assumer certains goûts, pour le doom par exemple, de Black Sabbath à Om que j’aime beaucoup. On m’a parlé de Mazzy Star aussi, probablement pour la voix… On adore également l’un et l’autre un groupe comme Low.
Paul Régimbeau : Dans le cercle électro, mon évolution récente, moins sombre, se trouve en décalage avec ce que les fans ont aimé dans mes premiers albums. Même si je n’ai pas joué de guitare pendant longtemps, j’ai toujours aimé le rock, le blues, ou le métal. Grive me permet de développer cet aspect là, mais aussi de soigner beaucoup plus les mélodies. 

Et donc, pourquoi Grive ?

Agnès Gayraud : Le nom initial, c’était Swerve, qui signifie ’embardée’ en anglais. C’est se dire qu’on assume de sortir de nos projets respectifs. On a vécu avec même si on savait qu’on ne le garderait pas.
Paul Régimbeau : Le problème de Swerve, c’était que pas mal de groupes anglais intègrent déjà le mot. En français, il y a aussi le problème de la prononciation. La grive, c’était l’emblème du village de St Erme où nous avons enregistré. L’idée de l’oiseau chanteur, comme un emblème, ça nous plaisait assez.
Agnès Gayraud : La grive, c’est aussi un oiseau commun, proche, familier, simple. Ce n’est pas un condor ou un aigle. Ca correspondait à notre envie, et à notre propos.

Le propos, justement. Pourquoi avoir choisi l’anglais ?

C’est aussi la logique de l’embardée. On chante différemment en anglais, ça colle avec l’ensemble du projet. Ce sont de nouveaux possibles à explorer. Ce n’est pas une sophistication, le propos doit justement être plus simple, rester accessible.

As-tu aussi saisi cette occasion pour dire des choses différentes de la Féline ?

Pas complètement. Il s’agit toujours de la vision du monde d’Agnès Gayraud. Un regard sur ce qui nous entoure, le goût pour le décalage cinématographique, du jugement réciproque. Avec la Féline, c’est très existentiel, il y a une grande pudeur. Ici, à l’inverse, la musique est emphatique et le propos plus terre à terre, quotidien : le décor est fait de routes, de supermarchés, de baraque à frites, de champs, de routine…

Peux-tu détailler comment naissent les paroles ? Je parle par exemple de Kingdom ou Coal Mine ?

Elles sortent pendant la création musicale. Le texte n’apparaît ni avant ni après. Il n’y a pas de douleur d’écriture. Le moment, c’était vraiment celui de cette résidence. Nous faisions de la musique, entourés par des gens qui n’ont pas du tout la même vie que nous. Le royaume, c’était celui de cet éleveur qui exploitait autour du lieu de résidence. Son royaume s’étendait autour de nous. Comme Burger Shack, qui raconte notre visite à la baraque à frites voisine, il y a un côté Game Of Throne indie, un monde familier, simple, inspirant qu’on avait envie d’exprimer par ce décalage.
Coal Mine est inspiré d’une chanson country des années 60. Le charbon, c’était le genre de matériau auquel notre musique nous faisait penser. Puissance et douceur, perfection du matériau brut. Parler de la mine, c’était encore montrer une fascination pour un univers que l’on ne connaît pas.
Paul Régimbeau : Agnès a besoin de se légitimer [rires]. ‘Si tu n’as pas la vie du bluesman, tu ne dois pas jouer au bluesman‘. Notre musique contourne le risque d’appropriation culturelle [rires], elle détourne les codes et les symboles.

Votre musique, justement, comment la qualifieriez-vous ? Je la placerais entre Brian Jonestown Massacre et Slowdive, en puissance mais sans explosion ?

Agnès Gayraud : Slowdive, ça enferme un peu… [après réflexion] Ça explose pas mal, quand même ? [rires] L’explosion est dans la densité. Ce n’est pas du fracas, mais tout est dans la dynamique du morceau, l’augmentation du volume. Les guitares très saturées ont quelque chose de très doux. Ca me rappelle un concert de Stephen O’malley (guitariste de Sunn O))) auquel j’ai assisté. Il jouait devant un mur d’ampli, extrêmement fort, mais il en sortait un sentiment de caresses, de grondement telluriques. Après, je projette beaucoup dans la musique, peut-être plus que ce qu’on y entend vraiment.
Paul Régimbeau : Même dans ma musique en solo, en effet, il n’y a pas de fracas. J’aime la tension continue, les montées. Peut-être parce que je n’ai jamais trouvé la bonne explosion. Sur Cold, morceau plutôt doux, on joue avec de légères tensions, soulignées par la batterie. C’est en sous-main, rampant. Reste à voir comment on peut traduire ça sur scène. 

Grive est un projet destiné à la scène ?

Agnès Gayraud : J’en ai très envie oui, même si l’essence même des morceaux, c’est d’abord des improvisations, pas de la musique de studio. Actuellement ça parait compliqué, mais les tourneurs sont intéressés malgré tout pour l’été et l’automne.
Paul Régimbeau : On pourrait imaginer un truc très minimaliste. Juste nous deux parfois, mais on a envie de densité, d’un vrai groupe. On a un batteur, Jean michel Pires [Bruit Noir, Mendhelson…] et un claviériste. Moi, je serai aux machines, et un peu à la guitare si je me sens prêt. On veut quelque chose avec une grosse énergie, même si on fait aussi des ballades. Ca peut être idéal dans une configuration ‘tous assis avec un masque’ [rires].

Paul, ta musique est souvent corrélée à des images. Est-ce le cas de Grive également ?

Les images, elles sont dans les paroles d’Agnès. Sitôt que la musique naît, elle trouve les paroles idéales à plaquer dessus, pour lui donner de l’ampleur. C’est vrai que, pour moi, la musique ne vaut pas pour elle-même, elle se développe dans un univers cohérent. Pour la pochette de la cassette, c’est le dessin qui nous paraissait répondre au désir de simplicité. On n’avait jamais utilisé le dessin dans aucun de nos projets. C’était le média idéal.

Que peut-on vous souhaiter pour les mois à venir ?

Que ça dure le plus longtemps possible. En profiter. La vie en live sera importante. Elle devrait nous permettre de donner du cran aux morceaux et renouveler l’inspiration. Et puis ce n’est pas après dix ans de collaboration qu’on va arrêter.
Agnès Gayraud : On a toujours réussi à travailler ensemble en conservant notre liberté. On n’a pas de contrainte. C’est l’envie qui nous guide. C’est hyper souple, on ne s’interdit rien à côté. Grive est venu librement, et c’est le projet que nous portons pour l’instant.

Cela signifie que vous avez mis La Féline et Mondkopf entre parenthèses ?

Non, je suis déjà sur le prochain album de la Féline. En fait, c’est de la folie, je suis sur quatre projets en même temps, mais c’est trop cool de se dire que la musique n’est pas un mode unique. C’est l’effet 2020.
Paul Régimbeau : J’ai mis Mondkopf en pause, 2020 ne m’a pas inspiré. Si je compose seul, j’ai avant tout besoin de sortir et de rencontrer des gens pour que les idées viennent. Paradoxalement, j’ai toujours composé en restant enfermé chez moi, mais être obligé de me confiner m’a coupé l’envie. Par contre, j’ai travaillé pas mal de matériau, pas mal de bandes, qui ont permis la sortie du nouvel album de Foudre !. J’ai aussi retrouvé Oiseaux-Tempête pour élaborer la musique de Sortilège, film du réalisateur tunisien Ala Eddine Slim…Mais à ce jour, Grive est vraiment central dans mon travail.
Agnès Gayraud : Et on a d’autres bandes en réserve qui nous permettent d’annoncer un album dans les mois à venir.

Et que peut-on attendre de ce futur album ?

Paul Régimbeau : Il n’y pas de tendance particulière qui se dégage. On explore tout le spectre de nos envies. Certains morceaux sonnent plutôt ambiant, d’autres sont plus martiaux. Le EP reflète seulement une petite partie de ce qu’on aime faire, même si j’ai une préférence pour les tempos lents et écrasants.

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