Great Falls, jusqu’ici tout va bien

Great Falls, jusqu’ici tout va bien

Monté au courant des années 2000 par Demian Johnston et Shane Mehling, deux vétérans de la scène bruitiste américaine (Kiss It Goodbye, Playing Enemy) rejoints depuis peu par Nick Parks – lui aussi, un ‘vieux de la vieille’ (Gaytheist) – Great Falls a véritablement frappé un grand coup l’an dernier avec Objects Without Pain, pur condensé de noise hardcore, aussi abrasif dans sa brutalité que mesuré dans ses nombreux contrastes. Premier album du groupe à être sorti chez Neurot, le rapprochement avec l’univers de Neurosis semble d’autant plus évident. Invités par les légendaires Botch pour leur tournée d’adieu en mars dernier, c’est dans leurs loges de la Rockhal à Esch-Sur-Alzette (Luxembourg) que l’on retrouve les trois acolytes dont le calme et l’affabilité en interview vont complètement se démarquer de l’atmosphère à la fois tumultueuse et oppressante de leur show qui suivra peu de temps après…

Comment vous êtes-vous retrouvés à ouvrir pour Botch sur cette tournée européenne ?

Demian (guitare-chant) : Je connais les gars depuis super longtemps. À Seattle, je faisais partie d’un groupe qui s’appelait Undertow et, quand ils ont commencé à jouer ensemble, ils venaient à tous nos concerts. J’ai donc pu voir les tous débuts du groupe, puis toute leur incroyable progression au fil des années.
Shane (basse) : On avait fait quelques dates avec eux jusqu’à ce qu’ils splittent, notamment leur dernier concert en 2002. Puis il se sont reformés il y a quelque temps, sans vraiment nous solliciter. Mais, de manière inattendue, ils sont venus vers nous pour savoir si on voulait les accompagner en tournée. Ça s’est fait assez tardivement, deux ou trois mois avant et alors que les dates avaient déjà été annoncées depuis un bail. Du coup, pas mal de monde se demandait qui allait ouvrir pour eux, et ils ont finalement toqué à notre porte… On ne pouvait pas refuser ! En même temps, on se connaît bien. D’ailleurs, on va encore jouer avec eux pour leur dernier concert en juin. Et ce coup-ci, ce sera vraiment leur dernier…

Le nom de votre groupe a-t-il un quelconque lien avec la ville de Great Falls dans le Montana ? Ou s’agissait-il pour vous d’illustrer le côté massif et destructeur de votre musique ? (rires)

Shane : Je ne sais même si on a pensé une seule seconde à la seconde option … (rires)
Demian : On n’a pas mal galéré quand il a fallu trouver un nom.
Shane : Un pote à moi venait de Great Falls et il parlait de monter un bar appelé comme ça. J’ai trouvé ce nom vraiment cool. Finalement, son projet n’a pas abouti donc on a décidé de lui piquer son idée. Du coup, beaucoup de gens nous demandent si nous sommes du Montana. Il y en a même qui, en voyant nos t-shirts avec cette tête grotesque dessinée (qui figure sur la pochette de Objects Without Pain, ndlr) pensent directement à la ville et ne comprennent pas le rapport… C’est plutôt drôle! (rires)

Est-ce que vous habitez tous les trois dans le même coin ?

Shane : Non… Demian vit à Seattle, c’est-à-dire là où se trouve notre local de répétition. Pour ma part, je vis à Tacoma, à cinquante minutes au Sud de Seattle, et Nick à Portland, à trois heures de route. Ça pourrait être pire… Mais nous n’avons pas besoin de nous voir tout le temps pour répéter. Demian et moi jouons deux fois par semaine. Nick ne se joint à nous qu’occasionnellement mais il apprend super vite : on lui envoie nos idées et quand il se pointe, il joue directement toutes ses parties très bien. C’est une vraie machine…

Quand on écoute attentivement votre musique, on se rend assez vite compte qu’au-delà de ce gros mur de son, vous portez une certaine attention à énormément de détails : aux textures, aux structures, aux choix de signatures rythmiques atypiques etc. Comment parvenez-vous à ce résultat malgré vos rares répétitions ?

Shane : Demian et moi travaillons dur et nous jouons assez naturellement en utilisant des signatures rythmiques bizarres. Nick a une super oreille pour ensuite appliquer tout cela, ce qui aide beaucoup. En tout cas, même si une sorte de complexité peut ressortir de notre musique, ça n’est pas ce que nous essayons volontairement de jouer. Tout cela nous vient naturellement. Nous n’essayons pas à tout prix d’embrouiller les gens. On travaille aussi à rendre certains trucs plus directs que l’idée de départ, tout en essayant de garder un côté un minimum bizarre.

En tout cas, votre musique est assez exigeante. Et comme pas mal de groupes dans la même veine, il vaut probablement mieux être dans un ‘bon’ jour pour l’écouter, afin de vraiment pouvoir l’apprécier…

Shane : Notre perception de notre propre musique est un peu différente, je pense. On compose des morceaux et on les joue, point barre. C’est vraiment dur pour nous de les écouter. Pas mal de gens considèrent effectivement notre musique comme assez oppressante ou difficile à écouter à n’importe quel moment. Ça nous a surpris. Je me rappelle même avoir envoyé notre album à des gens en me disant qu’il ne serait certainement pas assez ‘heavy’ pour eux, mais je me trompais. En tout cas, cela nous a fait comprendre qu’on était vraiment loin d’être ‘radio-friendly’, ce qui nous laisse d’autant plus de liberté pour le prochain disque.

Votre dernier album, Objects Without Pain, a beaucoup convaincu : je l’ai vu en bonne place dans beaucoup de ‘tops albums’ de 2023. Je me souviens même que le chanteur de Ken Mode l’a mentionné comme son album préféré l’an dernier. Comment expliquez-vous ce ‘succès’ ?

Shane : Vraiment ? Je ne savais pas pour Ken Mode… (sourire) Je pense que l’un des points forts, c’est l’arrivée de Nick à la batterie. On parle vraiment le même langage que lui et il parvient à faire ce que l’on a toujours espéré de la part d’un batteur. Sa manière d’aborder les choses nous met vraiment à l’aise. Il joue si bien et de manière tellement alignée avec nos attentes que nos préoccupations sur les rythmes ou les structures des morceaux passent directement au second plan. Cela nous a permis de nous pencher beaucoup plus sur les textures et les atmosphères, et d’ajouter des trucs en plus, comme ces bidouillages sonores de John Schork ou ces chuchotements de Lillian Albazi. Nick a en quelque sorte comblé les espaces laissés libres par Demian et moi. En même temps, on le connait depuis plus de vingt ans…

J’ai vu qu’Objects Without Pain parle notamment de la séparation de couples. Comment en êtes-vous venus à parler d’un sujet comme celui-là ? Pensez-vous qu’il ait pu aider certaines personnes à traverser ces situations parfois très difficiles ?

Demian : Plusieurs personnes m’ont effectivement dit que cela les avait un peu aidées. Ça m’a fait plaisir. J’ai écrit ces textes alors que mon couple allait vraiment mal à ce moment-là. En plus, on vivait dans un endroit vraiment craignos, ce qui n’arrangeait rien à nos affaires… Chacun de nous-deux faisait ses trucs un peu dans son coin, ce qui ne nous épanouissait pas du tout. Puis on avait beaucoup de mal à en parler au quotidien, on essayait juste de laisser passer les choses. J’ai donc écrit ce disque de façon assez crue, en réponse à tout cela… Ma compagne et moi avons finalement réussi à traverser cette période et tout va mieux à présent. Plus tard, quand elle a lu les paroles du disque, ça l’a rendue un peu triste. Ça lui a fait un peu mal, mais elle a compris qu’elles illustraient la manière dont je me sentais à ce moment-là. J’ai été honnête… Elle s’est probablement demandée pourquoi je ne lui avais pas dit tout cela directement au lieu d’écrire un disque. C’est comme ça, j’écris sur des choses que je connais, que je vis… Une partie de notre problème venait de notre manque de communication. On avait tendance à rejeter la faute sur l’autre sans jamais parvenir à avoir une vraie discussion tous les deux. Je pense que si je n’avais pas écrit ce disque, nous n’aurions peut-être pas réussi à passer outre. J’ai écrit des paroles très personnelles, mais elles ont parlé à pas mal de gens au final. Si j’avais abordé ce sujet de manière beaucoup plus large, plus artistique, ou de façon plus abstraite, ça n’aurait peut-être pas eu le même effet.
Nick : Ces paroles m’ont aussi rappelé mes expériences, mes histoires de couple ratées, ces moments où j’ai réalisé trop tard que c’était fini. En lisant tes paroles, je me suis rappelé ces moments difficiles.

Même le titre de l’album – Objects Without Pain – me fait penser au sujet de la répartition des biens parfois douloureuse après une séparation. D’ailleurs, tu y fais référence par moments dans tes textes…

Demian : C’est Shane qui a trouvé le titre de l’album, et c’est vrai que ça colle très bien. Quand les gens se séparent, ce problème des objets à se répartir peut être difficile, surtout si tu n’as pas trop d’argent. Dans certains films, il y a ces scènes où un couple divorce et l’un des deux va vivre dans une chambre d’hôtel pendant un mois. Je ne pourrais franchement pas passer par là… Je préfèrerais dormir dans le jardin ou un truc dans le genre… Et au-delà de ça, une rupture te coûte forcément toujours de l’argent, du temps… Par exemple, dans l’état où je vis, une séparation te coûte minimum 600 dollars. Personnellement, je n’ai pas les moyens de dépenser autant d’argent.
Shane : Pour en revenir au titre de l’album, on ne s’est pas posé tant de questions en le trouvant, mais il correspond bien au thème général. Les gens s’en font un peu leur propre interprétation et c’est très bien comme ça.

Tu cries beaucoup tout le long des morceaux. Comment te sens-tu après les concerts ?

Demian : Vidé… (rires) Cette tournée a d’ailleurs été un peu difficile. J’ai été un peu malade dès les premières dates, ce qui n’est pas bon pour la voix… Et je ne me suis toujours pas vraiment remis. Même si ça commence tout juste à aller mieux, je ne suis pas encore à 100%. Il y a donc des chances que les gens aient eu droit à des bruits bizarres de ma part lors des derniers concerts… (rires) Ce sont les aléas du métier… Si tu veux entendre une voix parfaite, il faut acheter le disque… (rires)

Est-ce toi aussi qui as créé l’artwork du disque ?

Demian : Oui… Le dessin, le design de la pochette, la peinture. Cet artwork résume un peu la difficulté de se séparer de sa moitié. Cette décision peut être extrêmement douloureuse. Le dessin à l’intérieur de la pochette (représentation assez glauque de deux corps fusionnés et séparés au moyen d’un poignard, ndlr) est donc une illustration très cash de cette douleur.

As-tu à un moment donné envisagé d’utiliser ce dessin comme illustration principale pour la pochette du disque ?

Demian : Au tout début, oui, c’était l’idée. Mais finalement on a choisi la peinture de ce visage à la place, qui est en fait une partie extraite d’une toile plus large.

Vous bossez avec Scott Evans (Kowloon Walled City) depuis un bout de temps. Qu’appréciez-vous dans son travail de producteur ?

Shane : Il s’applique beaucoup dans son boulot, ce qui est vraiment appréciable. Il te pousse quand tu en as besoin. Et quand tu fais quelque chose qui ne marche pas vraiment, il te dit : ‘Et si on essayait ça à la place ?‘. En plus, il a vraiment des points de vue hyper intéressants sur la manière de faire les choses, notamment le son… Il te conseille par exemple sur les meilleurs micros à utiliser, alors que moi, je ne m’en préoccupe pas plus que ça…
Nick : Il m’a beaucoup aidé à améliorer plusieurs aspects de mon jeu, à mieux régler ma batterie.
Demian : En plus, il a plein de contacts un peu partout. On a enregistré au Litho à Seattle, qui est le studio de Stone Gossard (guitariste de Pearl Jam, ndlr), dans lequel il y a une magnifique pièce d’enregistrement. Là-bas, ils utilisent du matos de fou comme des micros à lampe à 10 000 balles…
Shane : Je crois que celui que tu as utilisé, Demian, devait bien coûter 20 000 balles. Genre celui que Dr Dre utilise… Vraiment incroyable… (rires) Vu qu’on s’autofinance à 100%, on aurait difficilement accès à ce genre de studios sans lui. Scott peut parfois se montrer assez direct ou très rigoureux, mais il se soucie vraiment des groupes et veut vraiment que ceux-ci soient satisfaits du résultat.
Shane : Il sais mettre son égo de côté. Pour lui, le produit final est tout ce qui importe. Et je pense qu’il n’est pas si facile de trouver ces deux qualités réunies. Généralement, tu as ceux qui te disent ‘voilà comment je bosse’, et ceux qui veulent que tu sois satisfait mais qui te demandent tout le temps ‘C’est ok comme ça ?‘. Lui orchestre et organise les choses de manière précise, mais souhaite vraiment que tu sois satisfait du résultat final. J’ai eu le même écho à son égard de la part de pas mal de gens.

Vous avez sorti plusieurs splits avec d’autres groupes. Avez-vous déjà envisagé une collaboration avec le groupe français Fange ? Je vous demande car votre disque est distribué par le label de leur chanteur, Throatruiner. Au passage, c’est marrant d’avoir choisi un nom tellement imprononçable pour la plupart des Français…

Nick : Vas-y, dis-le pour voir… (échec cuisant, et gros fou rire des trois acolytes, ndlr) Pas si mal, pas si mal… (rires)
Demian : À vrai dire, on a déjà pensé collaborer avec eux. On en a même parlé ensemble. J’aime d’ailleurs énormément son art, son design.
Shane : Il nous a aidés à sortir notre dernier album et aussi à imprimer nos t-shirts. On connait Matthias (Jungbluth) depuis un bail et on l’apprécie vraiment. Cela fait déjà un bout de temps qu’on s’est dit que c’en était fini des splits pour nous puis, finalement, on en a fait d’autres entre temps. Donc qui sait…
Demian : On aime faire des albums de huit titres et ce, quelle que soit la durée du disque. Pour nous, c’est le nombre idéal : ni trop, ni trop peu…
Shane : Pour le dernier, on a enregistré treize, donc on en a quelques-uns en rab, surtout grâce à Nick qui a su nous aider à développer le potentiel d’idées de morceaux – parfois des séquences d’une minute trente – dont nous n’étions pas forcément convaincus…
Demian : On n’était pas encore vraiment sûr de la façon d’exploiter ces morceaux supplémentaires, mais on trouve le concept de split vraiment fun. Alors pourquoi pas…

Photos portraits : Soren Hixenbaugh
Photos live : Mitchell Wojcik

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