Fred Frith, opportuniste de légende

Fred Frith, opportuniste de légende

Fred Frith vampirise la musique expérimentale depuis plus de 50 ans, et son CV pourrait faire l’objet de plusieurs thèses et doctorats. Jugez plutôt : compositeur et multi-instrumentiste ayant redéfini la trajectoire de la guitare, fondateur (entre autres) du groupe Henry Cow, incursion dans le cinéma, le théâtre et la danse, apparition sur plus de 400 albums… Sa discographie est intimidante, à l’inverse du gaillard qui irradie la bonhomie et l’intelligence. A l’occasion du BBmix, festival des musiques aventureuses de Boulogne-Billancourt, on a pu discuter avec la légende. Dans un français impeccable, en plus. Autant vous dire que le plaisir n’a pas été boudé.

Comment la collaboration avec Heike Liss, dessinatrice performeuse, s’est déroulée exactement ? D’où vient ce concept de ‘dessiner du son’ ?

Fred Frith : Je fais de la musique de films depuis assez longtemps. C’est par ce biais qu’Heike et moi avons commencé à discuter de ce projet. Nous avons fait des résidences en Suisse où on a eu le temps de développer un langage commun. Ce qui est intéressant avec la question du sonore et du visuel, c’est que le visuel prime toujours. C’est-à-dire qu’on pense constamment que la musique accompagne les images. Mais si on improvise les deux, c’est également probable que Heike réagisse à ce que je fais. Quel est l’équivalent visuellement du silence ? C’est une question sans réponse mais à laquelle on réfléchit tous les deux. Ça fait dix ans qu’on collabore, donc c’est devenu assez fluide !

Du coup, quelles sont pour vous les connexions entre l’espace musical et l’espace physique ?

La musique est aussi physique ! Je suis physiquement impliqué dans les gestes que je fais, dans les manières dont je sors les sons. Avec Heike, la collaboration est autant numérique qu’analogue. Elle utilise son ordinateur mais aussi des vitrines de librairies par exemple, où nous avons déjà été invité pour performer. Et c’est épuisant de faire ça…

Vous avez joué sur plus de 400 albums. Quelle a été la collaboration la plus enrichissante ? En tant qu’artiste mais aussi humainement ?

C’est impossible de répondre à cette question ! Je suis actif depuis 55 ans. La semaine dernière en Italie, j’ai joué un concert avec mes anciens collègues d’Henry Cow. J’ai aussi joué avec Mariá Portugal, une percussionniste brésilienne. Pour moi, toutes ces opportunités sont énormément inspirantes. L’enrichissement, c’est tout le temps avec tout le monde ! Si tu es toujours ouvert à apprendre quelque chose, ça sera constamment excitant de jouer.

Vous dites être très inspiré par vos propres échecs. Après une carrière aussi remplie, il y a encore de place pour les erreurs ?

C’est normal, non ? Généralement, je pense qu’on apprend toujours plus des choses qu’on a raté. Il faut toujours interroger tes propres expériences. L’improvisation existe toujours dans l’axe entre l’intention et le manque d’intention. Si tu fais quelque chose et que le résultat est différent de celui auquel tu t’attendais, tu peux traiter cela comme une erreur ou alors une opportunité.

Pensez-vous que l’improvisation est jugée bien trop durement ? Qu’elle est faussement accusée d’être inaccessible ?

Si tu savais le nombre de fois où j’ai lu des critiques du genre ‘je sais que la plupart des gens ne vont pas aimer ça mais moi je pense que c’est sympa’… Je trouve ça très condescendant. Je suis toujours parti du principe que si ça résonne avec moi, je peux espérer que ça résonnera avec d’autres. C’est intéressant de jouer devant un public qui ignore totalement la réputation que peut avoir l’improvisation. Souvent, les gens sont beaucoup plus ouverts qu’on le pense ! J’ai une anecdote d’ailleurs sur ce sujet. J’ai joué avec Chris Cutler à Santiago au Chili, il y a 30 ans. C’était la première fois. L’ami qui avait organisé ça espérait pouvoir ramener 200 personnes au maximum. Au final, 1 400 personnes sont venues… Le premier groupe local de rock s’est fait huer, et on s’est demandé comment le public allait bien pouvoir réagir à notre musique improvisée. Et bien en fait, c’était comme si nous étions les Beatles ! Quand les gens sont confrontés sans préjugé à une expérience nouvelle, ils entendent au cœur des choses. Tout le monde peut aimer la musique improvisée lorsqu’on a une bonne route d’écoute.

Vous pensez justement que cette musique a été trop théorisée, trop détachée de l’émotion ?

Tout est théorisé de nos jours. J’ai enseigné l’improvisation dans une institution académique pendant 20 ans. C’est quand même curieux et bizarre ! Les questions des étudiants sont toujours : que vais-je apprendre ? Comment vais-je être évalué ? Pour moi, ce n’est vraiment pas intéressant. Je ne prétends pas avoir la méthode universelle de l’improvisation. Je ne peux pas dire à mes élèves si c’est bon ou mauvais. Par contre, je peux leur dire si c’est honnête et s’il y a des choses à développer.

Quand votre album Cheap at Half the Price est sorti en 1983, une grosse partie de vos fans a trouvé ça beaucoup trop pop et a ressenti ça comme une trahison. On sait qu’on a proposé quelque chose de réussi et nouveau quand on fait râler le public ?

C’est vrai que les fans – particulièrement de prog – avaient la rage contre moi. Les gens pensaient vraiment que ce disque allait être populaire à l’époque ! Je n’étais pas stupide au point de me faire passer pour une pop star. Mon but était de jouer avec des chansons. C’était très ludique quelque part. C’était aussi un défi technique car je voulais faire l’album chez moi. Ça a été enregistré dans ma chambre avec un quatre-pistes. Je suis fier du son de ce disque.

Vous pensez que la musique est finalement la plus grande activité sociale humaine ?

C’est une sacrée déclaration ! Je pense qu’elle a la possibilité de créer des communautés positives. Je suis aussi toujours optimiste quant au pouvoir de choc de la musique, même à mon âge. J’ai découvert il y a peu Nina Garcia, qui est fabuleuse. Ça m’a complètement bouleversé. Mais j’hésite à inscrire à la musique des choses plus importantes que ça. Parce que je vois aussi qu’elle est utilisée dans la propagande…

Votre album Guitar Solos est important pour moi, jusqu’à la pochette m’ayant toujours fasciné. C’est le disque le plus vital de votre carrière, celui qui a modelé l’artiste que vous êtes ?

Oui ! J’avais 25 ans quand j’ai fait ce disque. Quand Virgin m’a proposé un album solo, ils attendaient probablement du rock’n’roll. Mais je voulais au contraire que ça soit un challenge. Alors je me suis donné deux semaines pour repenser l’instrument guitare. Puis je suis rentré en studio et j’ai enregistré l’album en quatre jours. Il vit complètement dans son monde, même à l’heure d’aujourd’hui. Guitar Solos m’a donné la permission de faire tout ce que je voulais faire. Je n’ai plus jamais hésité et je ne me refuse rien. C’est bien d’ouvrir des portes lorsqu’on est jeune et de voir ce qui va se passer derrière…

Sur le sujet de la guitare d’ailleurs, on vous a demandé un jour si vous la considériez comme une alliée ou une adversaire. Vous avez répondu : oui. C’est toujours la même relation conflictuelle aujourd’hui ?

Oui… Parfois c’est une lutte, parfois c’est une caresse.

Et vous détestez toujours autant écrire vos propres paroles ?

J’ai horreur de ça. Je le fais rarement. Si tu me proposes des paroles, je dis oui instantanément ! J’ai l’impression que je ne suis juste pas très bon pour ça.

Photo header : Titouan Massé


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