Fontaines D.C., la lutte poétique des classes

Fontaines D.C., la lutte poétique des classes

Un hôtel, sur le bord du périphérique de Nîmes, un dimanche matin. La veille, Fontaines D.C. jouait au festival This Is Not a Love Song, et enchainait deux concerts dans la soirée, sur deux scènes différentes. De retour d’une tournée américaine après un arrêt express à Dublin et une correspondance pour le sud de la France, Conor Curley (guitare) et Conor Deegan (basse) – les lunettes de soleil vissées sur les yeux – affichent des mines fatiguées au moment de notre rencontre. Une vision stakhanoviste du rockeur un jour de repos.

Vous enchainez les dates depuis la sortie de Dogrel, comment ça se passe ?

Conor Curley : On revient tout juste d’une tournée d’un mois et d’une vingtaine de dates aux Etats-Unis avec Idles. Nous avions joué avec eux quelque fois auparavant mais là, il s’agissait de notre première véritable tournée à leurs côtés. C’était génial.

Quand vous composez vos titres, est-ce qu’il y a une répartition du travail ou est-ce que vous érigez les morceaux ensemble ?

Ca dépend mais, en général, nous sommes plusieurs à contribuer. Souvent Grian (Grian Chatten, le chanteur, NDLR) amène une idée et ensuite, quand on en a l’occasion comme ce fut le cas cet été en studio, on apporte un nouvel ensemble de propositions lors des répétitions. On les arrange en essayant de réfléchir à la meilleure approche possible. Chaque idée – qu’il s’agisse juste d’un couplet, d’un refrain, ou même d’un petit extrait de mélodie – est travaillée. On prend tout ça, on assemble, on agence, en bossant tous ensemble.

La thématique de la célébrité, de la richesse, revient beaucoup dans vos paroles. Vous avez eu une ascension rapide, vous jouez déjà sur de grandes scènes après quelques EPs et un premier album tout juste sorti. Comment vivez-vous ce succès grandissant ?

Conor Deegan : Ce n’est pas quelque chose auquel nous pensons souvent, et le contraire pourrait s’avérer néfaste pour nos esprits. La plupart du temps, j’essaye autant que possible de prendre un maximum de distance par rapport à ça. Je me focalise sur le groupe, pas sur son succès. J’essaye de rester un être humain normal : je pense à mes amis, à ma famille, je continue de marcher dans la rue. Je ne veux pas commencer à penser à tout cela, à me demander à quel point je suis célèbre. Trop de personnes se perdent complètement avec ces conneries !

Les médias vous classent souvent dans cette nouvelle scène rock, aux côtés de Shame et Idles. Quel est votre sentiment à vous ?

C’est clairement un truc médiatique. C’est cool d’avoir tous ces groupes qui grossissent, avec ces guitares qui reviennent. C’est pratique pour les journalistes de pouvoir les ranger ensemble. D’une certaine manière, j’aimerais aussi que des groupes jouent d’autres instruments et tentent cette recherche d’authenticité avec autre chose que des guitares. Parce qu’au fond, il s’agit surtout de ça, d’authenticité. Après, oui, on a tourné avec Shame, avec Idles aussi, donc je suppose que c’est facile de nous cataloguer comme faisant partie d’une scène. Mais on rejette tous cette idée, nous comme les autres groupes.

Pouvez vous nous parler de l’artwork de l’album ?

C’est une photographie de Bruce Davidson qui a été prise dans les années 50-60, dans un cirque en Irlande. Il y a quelque chose dedans, l’idée d’un conflit entre la force et la faiblesse des chevaux. L’un d’eux est grand et beau, plein d’audace, tandis que l’autre chute dans l’obscurité. Puis il y a l’homme au milieu qui semble confronté à ces deux forces opposées, qui incarne une idée de forte tension entre les deux. Et en même temps, toute cette scène se déroule au milieu d’un cirque, cela met au coeur du spectacle les vraies luttes d’un homme. Cela nous semblait très approprié à l’atmosphère de l’album, au caractère multiple et aux différentes facettes de la musique comme des paroles. En terme d’émotions, il fallait arriver à traduire le caractère conflictuel de notre musique. Cela a rendu cette photo très personnelle pour nous, avec aussi le coté humoristique du cirque qui peut ajouter une touche d’ironie de par son caractère un peu ridicule. Je veux dire, tu te retrouves sur scène tous les soirs, pour parler de tes sentiments…

Il y a une charge poétique assez grande dans cette confrontation et cette dualité. Votre musique et vos textes sont travaillés dans ce sens. L’Irlande est d’ailleurs très fournie en grands auteurs et écrivains. Quel type de poésie appréciez-vous particulièrement ?

Conor Curley : Personnellement, ce serait Patrick Kavanagh. Il vient de la même partie d’Irlande que moi, c’est le seul écrivain irlandais que je lise en ce moment.
Conor Deegan : Il y en a des tas, et ils sont tous très différents. On a passé les dernières années à s’échanger des livres, à découvrir divers poètes. Je n’aime pas vraiment devoir en choisir des favoris parce que ça revient à réduire le plaisir pris à en lire d’autres, mais s’il fallait en choisir un, je dirais E.E. Cummings.

Il vous arrive d’écrire les paroles à plusieurs ?

Pour cet album, c’est quand même essentiellement Grian. Curley a écrit le premier couplet de Roy’s Tune, et le concept de la chanson. Quant à moi, j’ai participé à quelques lignes de Dublin City Sky.

Le nom de l’album, Dogrel (une forme de poésie irrégulière dans le rythme et les rimes) a aussi un lien avec la poésie…

Oui, on a utilisé le mot Doggerel, mais épelé d’une autre manière. On a choisi la vieille manière de l’écrire. Le langage évolue, change, certaines choses disparaissent. L’ancien mot montre un autre niveau d’appréciation, et pousse le lecteur à se mettre dans une certaine époque. C’est une référence à toute la poésie irlandaise de la classe ouvrière du début du 20ème siècle, aussi à des choses que l’on retrouve dans les paroles de The Dubliners. Ca donne des idées précises sur un endroit, une culture. Si vous écoutez une chanson comme The Rare Auld Times des Dubliners, elle évoque un Dublin disparu. C’est très romantique comme sentiment. Cela donne l’envie de respirer ce qu’il y avait à ce moment précis.

Vous sentez à nouveau ce changement au sein de la ville de Dublin ?

Oui, je pense que c’est aussi pour cela qu’on sent un lien de parenté avec ces chansons, parce qu’on est spectateur d’une nouvelle transformation. C’est assez dingue. C’est devenu extrêmement gentrifié. Les prix augmentent considérablement dans les endroits ou l’on avait l’habitude de vivre confortablement avant. On a vécu pendant des années dans le quartier des Liberties, central, très riche culturellement, avec une communauté géniale, plein d’artistes, et on a tous été contraints de déménager. C’est devenu trop cher. Toute la ville est comme ça, notamment à cause des multinationales comme Google et Apple qui sont arrivées. Les gens ont accepté des niveaux de loyers très élevés, vu que les salariés de ces entreprises – majoritairement américains – sont très grassement payés. Ils vivent et travaillent ici, c’est comme un terrain de jeux pour eux. Mais la population et les types qui sont nés dans ces endroits doivent bouger. Ca craint.
Conor Curley : La situation a l’air d’être la même ailleurs. Quand nous étions aux Etats Unis, nous en avons discuté avec des groupes comme Thee Oh Sees qui ont connu la même chose en Californie, qui ont du déménager malgré leur succès. Ces types tournent et travaillent dur, mais les prix restent trop élevés pour eux pour se loger décemment. Entendre des trucs comme ça est parfois totalement décourageant : si on a tendance à penser qu’on pourra vivre ou on le souhaite en travaillant dur, en tournant beaucoup au sein d’un groupe qui marche, ça ne suffira toujours pas.
Conor Deegan : Je comprends pourquoi des groupes passent autant de temps en tournée. Ma piaule à Dublin est tellement pourrie et chère que je suis heureux quand on est sur la route. Je vis dans une putain d’armoire. Tu ouvres la portes et tu tombes sur un petit lit : ma vie est plus agréable à l’hôtel !
Conor Curley : Il y a aussi des aspects positifs au fait d’avoir un mode de vie proche de la survie. Je n’aime pas trop le confort. Cette lutte au quotidien, ça me va aussi.

Est-ce que c’est aussi une des raisons pour lesquelles vous êtes si productifs, afin de pouvoir tourner un maximum ?

Nous sommes productifs parce qu’on adore faire de la musique. D’ailleurs, on a déjà beaucoup, beaucoup de musique pour le nouvel album…

Il sortira lui aussi chez Partisan Records ?

Conor Deegan : Oui on a signé pour deux albums, ce sera donc le second.

Parlons du clip de Big, tourné à Dublin. Est-ce à propos d’un rêve de gosse de devenir célèbre ?

C’est basé sur une idée que moi et Grian avons eu, de suivre quelqu’un, tout en plan séquence, en une seule prise : une balade pour vraiment avoir une impression de l’endroit, du lieu, avec une atmosphère opposée à celle des vidéos live ou l’on nous voit sur scène. Il y avait un coté à la fois humoristique et mignon à prendre un gosse comme ça, et à laisser penser qu’il souhaitait grandir. C’est chouette, mais cela montre aussi la naïveté qui existe dans l’ambition. Tu ne comprends pas vraiment ce à quoi tu aspires, parce que tu ne l’as pas encore. La chanson a donc plusieurs significations, mais la vidéo veut aussi montrer l’importance d’un endroit. Dublin, en l’occurrence.

Photos : Yoann Galiotto

ECOUTE INTEGRALE


No Comments

Post A Comment