02 Nov 18 Etienne Jaumet, ou quand le jazz ne se prend pas au sérieux
Etienne Jaumet trace son chemin, celui qui est en train de le mener incontestablement parmi les grands du jazz actuel. En délaissant un temps son autre projet Zombie Zombie, il sort 8 Regards Obliques, un album de reprises jazz entremêlées de rythmiques house. C’est à cette occasion qu’il nous a accordés quelques minutes entre deux pleurs de son nouveau-né, dont les cris auraient pu à vrai dire rappeler un saxophone épris d’expérimentations pressantes. Les chiens ne font pas des chats.
Pourquoi ces chansons-là ? Pourquoi ces reprises-là ?
Etienne Jaumet : C’est assez simple, ce sont des morceaux qui ont des histoires un peu personnelles, que j’ai découvert au fur et à mesure en tant qu’auditeur. Par exemple, j’étais fan de John Coltrane, mais c’était difficile de le reprendre. Et puis finalement, je suis tombé sur ce thème (Spiritual) qui était relativement facile à jouer et que je trouvais très habité. Donc je me suis dit ça pourrait être un bon morceau à reprendre, et ça m’est resté en tête. Je ne sais pas s’il y a une règle mais, concernant Miles Davis par exemple, j’étais à fond dans Kind of Blue, mais sa période électrique, je n’y arrivais pas. Puis quelqu’un m’a dit d’essayer In a Silent Way, et c’est là d’ou est venu SHH Peaceful. Pour Unity, l’artiste Philippe Cohran est mort au moment où j’ai voulu faire ce disque. Et du coup, un copain me l’a conseillé. Il n’y pas de calcul derrière ces choix.
D’où est venue cette envie de faire cet album ? Était-ce une envie formelle ? D’où vient l’impulsion ?
J’avais envie de faire quelque chose de différent pour mon troisième album. Je n’avais pas envie de me répéter. J’ai des affinités avec le jazz, et je me suis dit que je pouvais peut être m’exprimer de cette façon-là : par un album de reprises. Avec Zombie Zombie, j’avais déjà repris Sun Ra (Rocket Number 9) et les gens avaient bien accroché. Ensuite, j’ai essayé de reprendre Spiritual qui est un morceau qui compte beaucoup pour moi depuis que je joue du saxophone. Et ça a marché sur scène. C’est là que je me suis dit que je serais capable de faire un album. Donc, dans la foulée de cette expérience-là, je me suis décidé à me lancer l’été dernier, en me donnant trois semaines. J’avais tous les morceaux sauf Unity ou la dernière (Ma Révélation Mystique, la seule composition originale de l’album, ndr). Je me suis dit ça pourrait être marrant de rendre certains groove house, notamment Theme de Yoyo, puis j’ai trouvé un moyen de la reprendre et ça a fonctionné. Je n’ai pas fait de faux essais. C’était un défi.
Sur trois semaines alors ?
Oui, je fonctionne toujours comme ça. Ma façon à moi de faire de la musique est dans la spontanéité. Je n’arrive pas à trop calculer. Je ne suis pas un bûcheur. Soit ça marche tout de suite, soit ça ne marche pas. Ça ne veut pas dire que tout le monde doit le faire de la même façon, mais en tous cas, pour moi, c’est cette façon-là qui me convient le mieux pour composer, pour m’amuser.
Ce que je trouve vraiment singulier ici, c’est ce mélange deep house et jazz. Quelque chose qu’on voit déjà dans ton travail, dès Night Music, sur le premier morceau, For Falling Asleep.
J’avais remarqué que le saxo marchait bien avec les synthés, ça m’a encouragé et m’a donné envie de faire des reprises de jazz par la suite. Mais je ne sais pas si, ici, j’ai fait un disque de jazz. Je n’en sais rien à vrai dire. J’avais envie de faire des reprises de jazz, et des reprises, c’est peut-être pas pareil qu’un disque de jazz.
Ici pourtant, on sent une innovation dans l’approche que tu as utilisée.
Je ne sais pas si c’est quelque chose de nouveau. J’ai juste essayé de mélanger l’expression que j’ai avec les synthés et mon approche avec des reprises, voire des standards de jazz… Le jazz est institutionnalisé maintenant. Il s’apprend à l’école. Il y a même des concours de jam sessions. C’est une musique qui a été analysée, digérée, donc on est capable de refaire ce que les grands maîtres du jazz ont fait, et il y a des jeunes qui y arrivent. Mais je pense que c’est une musique qu’il faut rendre vivante si on arrive à la comprendre. C’est bien d’analyser comment un tel ou un tel a joué, mais c’est bien de s’en éloigner aussi. Maintenant, on peut essayer de définir le jazz par le son, par le style, mais c’est une musique qui existe depuis déjà longtemps, peut-être depuis plus longtemps que le rock. Et ce serait dommage de la mettre dans des catégories. Je trouve que l’utilisation de l’électronique n’a pas été tant développée que ça en tant qu’approche avec le jazz. Herbie Hancock a fait des choses il y a longtemps déjà, mais il y a encore beaucoup à explorer à mon sens. Donc je n’ai pas eu peur. Je ne suis pas un jazzman de compétition, je ne suis pas le meilleur clavier de la terre, je ne sais pas jouer à deux mains par exemple. Mais je pense que dans le jazz, ce qui compte c’est l’énergie, la beauté des thèmes. Cette liberté d’improvisation, de développement. Et ça se retrouve dans mon expression : dans la musique club qui n’a pas peur non plus du format. Qui n’a pas peur des développements. Le thème, c’est deux notes, et pourtant on arrive à faire des morceaux prenants. Par contre, oui, ici il n’y a pas de swing, pas de syncope, et je pense que les auditeurs de jazz classique vont avoir du mal avec mon album. Je n’ai pas tenu compte de cette particularité du jazz ici.
Le premier titre est très fort. Swing ou pas, il y a une intensité.
J’espère. J’axe mes morceaux sur le son, les ambiances. Je ne pense pas que les artistes qui ont créés les morceaux que je reprends ici se sont dit ‘on jouera ça dans le futur‘. Donc moi, j’ai essayé de faire pareil. Je n’ai pas bossé mes solos comme un malade. Je n’ai pas réfléchi. J’ai joué pour le plaisir. J’ai gardé cet esprit du jazz spontané, où les mecs jouaient tard le soir dans des clubs et où l’idée était de faire danser les gens, de les divertir. Il n’y avait rien de très sérieux ni de très pensé. C’est une musique qui se joue plus sur l’énergie et les ambiances que ce que l’on fait aujourd’hui. Après, de nos jours, on a des interprètes incroyables, vraiment excellents qui, techniquement, sont capables de jouer dans plusieurs styles différents, qui maîtrisent leur sujet. Je ne pense pas être dans cette catégorie-là. Ce qui compte dans le jazz, c’est qu’on se perde. Cette notion du lâcher prise. Je trouve que c’est important ça. C’est quelque chose qui me touche beaucoup. Je retrouve ça en club, beaucoup plus que dans la chanson où c’est finalement très rare. On a besoin de surprise dans la musique, sinon on s’ennuie un peu.
Le dernier morceau, Ma Révélation Mystique, est la seule composition de l’album. Comment t’est-elle venue ?
Le nom m’est venu après. D’habitude dans mes albums, notamment avec Zombie Zombie, je fais des morceaux originaux, et puis peut-être une reprise. Ici, j’ai voulu faire l’inverse, je voulais essayer de voir si j’étais capable de faire une compo jazz. En même temps, je n’avais pas envie de faire un thème typiquement jazz. J’ai un peu pris le même principe que Miles Davis, c’est-à-dire de partir d’une ambiance, d’un son, et puis de broder autour d’une gamme, d’un thème. Ce morceau là, c’était une histoire de dialogue entre le saxo et le synthé.
Le titre m’est venu car je trouve qu’il y a une dimension spirituelle dans cette musique, c’est d’ailleurs un style. Et c’est important cette recherche d’un ailleurs, d’un truc habité par un esprit. Le jazz m’a révélé que la musique doit être habitée par quelque chose. Ce qui m’intéressait le plus souvent, ce n’était pas d’aller plus loin dans la complexité, mais bien de trouver la chose derrière qui porte.
Est-ce que tu t’es déjà mis à travailler sur un album original ou est-on trop proche de l’accouchement de celui-ci ?
Je suis sur plusieurs choses, avec des collaborations. Avec Zombie Zombie notamment. C’est en route. Je pense que c’est important de voir un peu loin quand on fait de la musique. C’est difficile de n’avoir qu’un album et de défendre la tournée. Je trouve que les journalistes ou le public comprennent mon propos assez tard, donc mes dates arrivent toujours un peu en différé, les articles aussi. Donc je suis déjà en train de voir la suite. C’est tellement difficile la musique… Je pense qu’il est important d’avoir plusieurs projets en même temps. En ce moment, j’ai envie de développer cet aspect jazz et, avec ce disque, je sens que la mayonnaise commence à prendre. J’aurais pu me faire descendre car je m’attaque à quelque chose de sacré, mais il y a quelque chose dans cette forme d’expression qui me ressemble plus que dans d’autres styles musicaux. C’est peut-être ça le futur, et non plus des classifications par style. Les étiquettes sont moins importantes qu’avant. Quand j’étais ado, c’était ultra important, mais je pense que les gens sont bien plus ouverts aujourd’hui, certainement grâce à internet. On sent qu’il y a une nouvelle génération qui monte, des gens qui ont écouté toutes sortes de choses, que ce soit de la musique contemporaine, de la musique de l’Est, ou du rock. Il y a un côté élitiste dans le jazz, et il faut laisser tomber ça je pense. C’est en oubliant la technique qu’on arrive à faire des choses intéressantes. Et aujourd’hui on se concentre trop là-dessus.
Avec quel genre de musique as-tu grandi ? Qu’est-ce qui t’a influencé ? Quels albums ont été formateurs ?
J’ai tendance à dire que la première musique que j’ai connue, c’était celle de mes parents, grâce à la télé : les générique de dessins animés, ce qu’on écoutait à la radio lors des trajets en voiture. Mon père écoutait du jazz, mais Sidney Bechet, des gens comme ça, des gros classiques, donc pas forcément un jazz qui m’intéressait. Le mien, je l’ai découvert après m’être mis à jouer du saxo. Je me rappelle avoir vu John Coltrane à la télé, en noir et blanc, il jouait My Favourite Things avec son quartet, et je me souviens du déclic. Avant ça, je jouais, mais en orchestre. On faisait des reprises de classiques New Orleans. Coltrane, je le conseille vivement parce qu’il a joué avec beaucoup de gens. Miles Davis évidemment, mais aussi Pharoah Sanders, Alice Coltrane qui a fait des albums incroyables, Vince Jones, Eric Dolphy… Si tu rentres un peu dans sa musique et que tu suis un peu avec qui il a joué, ça ouvre sur tout. Même sur du Duke Ellington qui a des choses bien plus avant-gardistes qu’on ne le croit. C’est un très grand arrangeur. Justement, moi je n’ai pas fait de solo sur Caravan. Le thème est tellement dingue, tu ne t’en lasses pas. Par contre, j’ai quand même changé l’orchestration (rire), avec un beat un peu étrange, oriental moderne.
Une question que personne ne t’a posée jusqu’à présent ?
La pochette de l’album. J’en suis très content. C’est important cette image qui véhicule la musique. J’étais dans l’idée des pochettes de jazz un peu abstraites de la fin des années 60, presque des peintures cubistes. Saul Bass a fait de super pochettes. Le jazz à l’époque était la musique la plus avant-gardiste possible, et les pochettes reflétaient cela. J’ai voulu garder cet aspect-là. J’ai donc demandé à Fabio Viscogliosi de dessiner la pochette. J’aime beaucoup ce qu’il en a fait.
Etienne Jaumet jouera 8 Regards Obliques avec Thomas de Pourquery le 27 novembre au New Morning à Paris.
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