Engine Down, le naturel à fleur de peau

Engine Down, le naturel à fleur de peau

Avec ses rythmes complexes et ses guitares aux partitions si différentes qu’il en est encore presque impensable qu’elles soient arrivées à s’accorder avec une telle grâce, Engine Down sortait Demure le 1er avril 2002, un disque qui continue encore aujourd’hui de serrer les tripes. Ce troisième album voyait le groupe de Richmond toucher le Graal d’un émo-post hardcore plus que jamais orienté vers la pureté et la mélancolie, où la voix haut perchée de Keeley Davis apportait la touche finale à un ensemble à fleur de peau. Alambiqué dans ses constructions mais si abordable à l’écoute, l’album étale avec brio dix titres admirables, tout simplement beaux, où les guitares de Fuller et de Davis y jouent ce fameux ping-pong incessant qui a fait la singularité du groupe. Deux décennies plus tard, c’est justement avec eux qu’on a pu reparler de cette époque qui a durablement marqué leur vie.

Demure vient tout juste d’avoir 20 ans. Quel effet cela vous fait-il ?

Keeley Davis : Pour être honnête, je ne savais pas du tout que ça faisait déjà 20 ans. J’ai été pris par surprise, j’ai vraiment l’impression que c’était hier !
Jonathan Fuller : Moi, je me sens vieux ! C’est drôle parce que je peux prendre conscience du temps passé à la vue des rides qui commencent à envahir mon visage, ou en regardant mes enfants qui ne cessent de grandir, mais quand je repense aux moments où l’on jouait cette musique, où l’on a enregistré cet album, ça ne me semble pas si éloigné que ça. Je pense que notre relation au sein du groupe, et la manière dont nous avons écrit ces morceaux étaient vraiment organiques. Nous jouions seulement ce qui nous venait naturellement. Et si j’ai clairement changé depuis, ce qui est sorti de nous à cette époque représente toujours majoritairement ce que je suis aujourd’hui. Donc oui, si on regarde le calendrier, tout cela est loin, mais ma connexion avec cette musique et avec les autres membres du groupe fait que ce disque reste assez récent.

Quels souvenirs avez-vous de l’époque à laquelle cet album est sorti ?

Keeley Davis : C’est une époque de la musique où le fait d’expérimenter était plus important que la notion de succès. Peut être est-ce aussi du aux groupes que j’écoutais à ce moment là. Radiohead, par exemple, venait de redéfinir ce qu’un groupe de rock pouvait faire. J’ai adoré. Tout transpirait l’innocence, la fraicheur, l’honnêteté et l’excitation.

Engine Down a sorti quatre albums, et Demure reste celui qui revient le plus régulièrement dans les conversations des fans. Comment expliquez-vous cela ?

Je considère que cet album a été composé au moment où Engine Down s’est montré le plus créatif. Notre premier album était un bon reflet de la musique que nous écoutions à ce moment là. Le deuxième a été composé suite à l’arrivée d’un nouveau membre au sein du groupe. Le troisième, Demure donc, est arrivé au moment où nous nous sommes vraiment sentis bien collectivement, après que nous ayons beaucoup tourné et compris quelles étaient les forces de chacun. Nous étions à un âge où toutes les lourdeurs inhérentes à notre croissance ne se faisaient pas vraiment sentir. Tout cela se sent dans ce disque au son unique, débarrassé des superflus.

Pensez-vous que la complexité accessible de ce disque est une des principales raisons qui expliquent qu’il vieillisse très bien, contrairement à d’autres de cette époque ?

Jonathan Fuller : J’aime beaucoup cette notion de complexité accessible, comme tu le dis. On n’essayait pas de faire quelque chose de compliqué et d’obscur, même si nous avions à coeur de défier les conventions, de ne pas prendre les chemins les plus faciles, les plus empruntés. A aucun moment nous avons essayé de faire quoi que ce soit qui puisse être rattaché à une certaine scène, ou à une époque précise… Tout était naturel ! Je pense que le fait que Demure ne s’inscrive toujours pas aujourd’hui dans un genre, ni même un sous-genre précis l’a aidé à rester intemporel.

La section rythmique, donc basse et batterie, est vraiment la colonne vertébrale de cet album. Etait-ce un choix délibéré ? Quelle a été votre approche au moment de composer ces morceaux ?

Keeley Davis : C’est une certitude. Ces chansons sont souvent parties d’une ligne de guitare qui a ensuite amené des parties de batterie responsables d’un groove et d’un swing puissants. Notre batteur Matthew ‘Cornbread’ Compton avait un tel talent qu’il aurait été dommage de ne pas l’exploiter au maximum. Jason Wood – notre bassiste – et Cornbread ont sorti des choses uniques pour un groupe de rock. Quant à Jonathan, il avait l’oreille et un jeu de guitare magique pour ajouter à ces rythmes des riffs expérimentaux et sauvages, et les intégrer aux structures des morceaux. Enfin, mes idées de chant étaient généralement utilisées comme un instrument supplémentaire complétant ce qui existait déjà.

Avec le recul, comment écoutez-vous ce disque ? Entendez-vous des petites imperfections, des morceaux qui auraient pu être encore plus approfondis, ou orientés différemment par exemple ?

La seule chose qui me frappe quand je l’écoute, c’est à quel point nous étions jeunes et impliqués. Evidemment, comme ça fait maintenant 20 ans et que pas mal de chansons ont été composées depuis, j’ai appris quelques trucs, notamment l’importance de virer ce qui est inutile. Ceci étant dit, je ne pense pas que nous pourrions refaire un album comme celui-là aujourd’hui. Parfois, la jeunesse, l’exploration, l’ignorance t’amènent à trouver cette sorte de poule aux oeufs d’or en termes de création. L’âge et la sagesse offrent de l’expérience, mais pas toujours la fraicheur créative.

A l’exception de votre dernier album, votre discographie n’est plus disponible en vinyle. Allez-vous travailler sur des rééditions avec le label Lovitt ?

Jonathan Fuller : Oui, des rééditions arrivent ! Nous sommes même en train de travailler sur un planning. Espérons seulement que les problèmes d’approvisionnement que connait l’industrie de la musique ces temps-ci ne viennent pas trop perturber les plans.

Vous avez travaillé avec quelques producteurs expérimentés comme J Robbins et Brian McTernan. Quelles expériences studio vous laissent le meilleur souvenir ?

Enregistrer avec J Robbins a été un rêve devenu réalité. Nous étions tous d’immenses fans de Jawbox donc, en sa présence, nous avons fait tout notre possible pour ne pas trop agir comme des groupies. A ce moment là, il débutait sa carrière d’ingénieur du son, et il avait vraiment envie d’essayer de nouvelles techniques. C’est quelqu’un de vraiment intelligent et chaleureux, qui nous a beaucoup soutenu. En plus, on enregistrait au Inner Ear Studios, là ou beaucoup de nos héros avaient aussi enregistré. Pour les deux derniers albums, on a décidé de travailler avec Brian McTernan parce que nous adorions comment sonnait le Jupiter de Cave In. Brian est un gars très drôle, sarcastique, très intelligent aussi. Je l’adore. C’est un ingénieur incroyable qui arrive à obtenir le meilleur des groupes, mais d’une manière différente de J Robbins. Des deux disques que nous avons fait avec Brian, je me souviens particulièrement de Demure. Nous n’avions pas réservé beaucoup de temps pour l’enregistrer, même Brian n’avait pas l’habitude de boucler un album si rapidement. Pourtant, il dit maintenant que c’est un de ses disques favoris, justement parce que tout s’est fait assez vite. Nous n’avions pas le temps de réfléchir, de chercher la bonne tonalité de guitare, la prise de batterie parfaite…

Vous êtes venus en France à plusieurs reprises. Vous vous en souvenez ?

Impossible d’oublier ce concert sur un bateau sur la Seine ! Une autre fois, nous avons joué avec The Locust, et c’était un grand moment aussi ! Je me souviens que les gens étaient très chaleureux et accueillants. On adorait venir en France. En plus les salles étaient toujours très enfumées, ce qui donnait un super effet à nos lumières (rire).

Êtes-vous toujours tous en contact les uns avec les autres ? Qu’est devenu chacun d’entre vous ?

Bien sûr ! Cornbread est un excellent compositeur de musiques de film. Il vit à Los Angeles. Jason, lui, est chef cuisinier végétalien, et il travaille dans les endroits les plus branchés de New York, Los Angeles, et du Royaume Uni. Moi, je suis toujours à Richmond, en Virginie, et j’ai une maison de disques qui s’appelle Tiny Lion.

Toi Keeley, tu as vécu une ascension incroyable depuis qu’Engine Down s’est arrêté, jusqu’à ce que tu rejoignes At The Drive In. Tu as finalement tout connu, des expériences les plus underground jusqu’aux plus gros festivals. Comment vis-tu cela ?

Keeley Davis : Ma carrière de musicien s’est développée de façon régulière et graduelle, tout comme Engine Down finalement ! Après la séparation du groupe, j’ai rejoint Sparta qui m’a permis de vivre des choses comme une participation à l’émission de Conan O’Brian, mon premier tour bus, le fait d’être sur un gros label… Puis je me suis concentré sur ma famille et j’ai fondé Mondial, une maison de post-production. Au même moment, j’ai monté un groupe appelé Heks Orkest avec Jonathan, Ed Trask, Cam DiNunzio et David Grant. Mais j’ai rapidement eu un horrible accident de moto qui m’a presque arraché la jambe et qui m’a laissé un léger handicap. Du coup, j’ai arrêté la musique. Deux ans plus tard, après de nombreuses opérations chirurgicales et une longue convalescence, At The Drive In m’a appelé à l’aide. Ca m’a permis de sortir de mon canapé, d’aller jouer dans des stades, de partir en tournée mondiale et en festivals, d’écrire un nouveau disque… C’est un parcours incroyable, bien plus que ce dont je rêvais à l’âge de 10 ans devant mon poster de Motley Crue. Parce que, oui, c’est un poster qui m’a donné envie de devenir musicien. A l’époque, je pensais que le truc le plus cool serait d’avoir un 45t avec le nom de mon groupe inscrit dessus.

Et du coup, qu’en est-il de tout cela aujourd’hui ?

Je vis désormais à Portland, dans l’Oregon. Je travaille comme concepteur de graphismes animés. En parallèle, j’essaye de vivre le plus possible en extérieur : je fais du skateboard, du VTT, du camping… J’ai aussi commencé un nouveau groupe, Via Vale, avec quelques musiciens d’ici. Pour le moment, il n’y a que deux morceaux disponibles sur les plateformes, mais nous avons un disque en cours de mixage. Le Covid nous a un peu coupé l’herbe sous le pied. Qui sait, peut être une sortie en 2022 ? Quoi qu’il arrive, je ne pourrais pas être plus heureux du chemin accompli.

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