En Attendant Ana, l’autonomie comme discipline

En Attendant Ana, l’autonomie comme discipline

Racé et délicat, Principia, le troisième album d’En Attendant Ana, est la preuve concrète que l’indie pop à la française n’a désormais plus rien à envier à celle venue d’outre-Manche (ou Atlantique). Rencontrés au Cargö, à Caen, quelques instants avant le premier concert de leur tournée, Margaux Bouchaudon, principale compositrice, et les membres du groupe sont longuement revenus sur la création et l’enregistrement de ce nouvel album qui, après avoir profondément révolutionné leur façon de travailler, risque désormais de changer le cours de leur carrière.

Votre tournée commence ce soir et votre troisième album, Principia, sort prochainement. Question toute simple pour commencer donc : comment vous sentez-vous ? Et dans quel état d’esprit êtes-vous ?

Maxence (guitare) : Nous sommes à la fois excités et nerveux. Après avoir beaucoup travaillé, nous reprenons les concerts ce soir. Nous n’avons pas joué depuis le Festival Arte en novembre donc, oui, mélange d’excitation et de nervosité.
Margaux (chant-guitare) : Voilà, même si moi, je ne le vis pas du tout pareil. Je suis plus dans la nervosité, mais c’est toujours un peu le cas quand on va jouer certains morceaux sur scène pour la première fois.

Markus Acher, de The Notwist, nous confiait récemment qu’il ne savait jamais quelle était la bonne version d’un morceau, et que la scène lui donnait l’opportunité de tester et inventer de nouvelles choses. Êtes-vous dans les mêmes dispositions ?

Vincent (basse) : Oui, d’autant plus que nous avons réalisé en résidence qu’il y a certains morceaux que nous jouons désormais différemment que sur l’album. Certains peuvent encore évoluer, continuer de vivre. C’est marrant parce qu’avec Adrien (batterie), on parlait récemment de Fela Kuti qui terminait ses tournées par un enregistrement dans lequel il couchait ses morceaux dans leur version définitive. Une fois enregistrés, il ne les jouait plus jamais. Nous, nous allons faire l’inverse (sourire).

Comment décririez-vous Principia ?

Margaux : C’est un peu difficile pour nous de décrire le disque. Nous avons essayé de faire quelque chose de différent des deux albums précédents (Lost And Found – 2018 et Juillet – 2020). J’espère, mine de rien, que nous y sommes arrivés. Nous avons travaillé différemment. Et, également, beaucoup plus. Nous avons essayé d’épurer et de ne pas reproduire de vieux réflexes de composition que l’on aurait pu avoir. Et puis, également, c’est la première fois – même si Vincent était auparavant notre ingénieur du son et a produit Juillet – que nous avons réalisé un album nous-mêmes. Ça change les choses, forcément.
Vincent : Nous avons changé nos méthodes de fonctionnement, oui. Nous nous sommes organisés par petits groupes de travail. Nous sommes partis d’un noyau un peu plus simple qu’à l’accoutumée et, petit à petit, avons mis fin, même si je viens d’arriver, au process ‘On met tout le monde ensemble et on verra bien ce qui se passe’ (sourire). Principia a été construit de façon plus séquencée.
Maxence : Nous avons également effectué plusieurs sessions studio, contrairement à Juillet qui a été enregistré en un bloc et dans un délai très court. Les morceaux Principia et Anita, que nous allons jouer ce soir, ont par exemple été enregistrées en plusieurs fois, sur trois jours, ce qui nous a permis de prendre un peu de recul.
Margaux : Je dirais que, des premières démos à sa version définitive, Principia s’est fait en un an et demi. Nous avons commencé par travailler par blocs de morceaux, que nous enregistrions une fois que nous les trouvions ‘prêts’. La fin s’est faite plus rapidement : une bonne moitié de l’album a été enregistrée en deux ou trois semaines.

À choisir, entre l’urgence de l’enregistrement de Juillet, et celui de Principia pour lequel vous avez eu/pris plus de temps, que préférez-vous ?

Margaux : J’aime assez la contrainte – comme avoir une deadline – et elle ne me dérange pas. La fin de l’enregistrement de Principia ressemblait un peu à celui de Juillet.
Maxence : Oui, c’est vrai, sur la fin du disque, nous avons eu un moment ‘gestion des deadlines’ où il fallait terminer certains morceaux, trancher, arbitrer. Nous étions, par exemple, encore en train de finaliser le vendredi soir le morceau The Fears, The Urge pour un enregistrement prévu le lundi. Il y a eu une certaine urgence. Nous avons également laissé les morceaux respirer, tous ceux qui avaient déjà été enregistrés et joués.
Vincent : À un moment, nous nous sommes retrouvés avec des morceaux bien avancés, voire dans leur version définitive, et d’autres encore à peine nés.
Margaux : Donc, pour répondre à la question, un peu de temps et un peu de contrainte, c’est pas mal, même si personnellement j’ai adoré la semaine d’enregistrement pour Juillet (sourire).

Vincent, tu viens donc de rejoindre le groupe à la basse. Comment s’est passée ton intégration ? Et comment passe-t-on d’ingénieur du son à membre permanent ?

Vincent : Nous avons fait Juillet ensemble. Après ce disque, Antoine, le bassiste, a quitté En Attendant Ana, et on m’a proposé de rejoindre le groupe à ce moment-là. L’intégration a été rapide. Immédiate.
Margaux : Immédiate, oui. Antoine n’a joué que le concert de release party de Juillet à Paris. (S’adressant à Vincent) Tu as défendu l’album beaucoup plus que lui. L’arrivée de Vincent a changé pas mal de choses, comme chaque nouvelle arrivée dans le groupe. Ce n’est pas la première fois que ça arrive. C’est toujours intéressant de voir quelqu’un arriver avec ses idées, ses propres goûts et influences.
Maxence : Nous avons beaucoup d’influences communes et Vincent est arrivé avec les siennes, des groupes que nous n’écoutions pas forcément sur le moment. Il a également beaucoup d’expérience de scène, notamment derrière la console.

Restons sur les influences… Qu’écoutiez-vous lors de l’enregistrement de Principia ?

Margaux : Je n’écoutais pas énormément de musique à ce moment-là, voire pas du tout, à part The Free Design. Peut-être aussi un peu de Cate Le Bon, Broadcast et Stereolab.
Camille : Moi, je n’écoutais que de la musique hippie, des choses comme The Mamas & The Papas.
Maxence : On a toujours nos doudous, des disques que l’on écoute tout le temps. A côté de ça, j’ai beaucoup écouté Cate Le Bon. J’aime son côté ‘Bowie glacial’, un peu reine des glaces (sourire).
Vincent : Pour Principia, nous n’avons pas eu besoin de ‘guides de référence’. Ni de faire les choses ‘à la manière de’.
Margaux : Ou, du moins, beaucoup moins qu’avant.
Adrien (batterie) : Sur Juillet, nous avions l’habitude de travailler avec des ‘tutelles’. Même si, au final, ces petites références à droite à gauche ne s’entendent pas, c’était notre méthode de travail. Là, nous sommes partis en sachant ce que nous ne voulions pas, mais en ne sachant pas non plus ce que nous voulions. De fait, nous avons beaucoup exploré. Il y a eu beaucoup d’hypothèses.

Principia diffère, en effet, de vos deux premiers albums où, disons, vos références s’entendent beaucoup plus. Lost And Found sonne, par exemple, très CD86 / shoegaze, alors que sur ce troisième LP, vous semblez avoir réellement avoir trouvé votre voie, avec un chant assuré et mis en avant, des éléments nouveaux…

Vincent : C’est un choix, en fait. Dans la vision que nous avions du disque, après avoir entendu les démos voix-guitare ou voix-piano de Margaux, nous avons senti très tôt, et même sans se le dire, que la voix allait avoir un rôle central et qu’il ne fallait surtout pas avoir une approche timide ou shoegaze, de la chose.
Maxence : Il ne fallait pas mentir, quoi. Il fallait que ce soit quelque chose d’assumé, de révélé, qui ressorte du mix.
Vincent : Nous avons également souhaité ne pas utiliser trop d’effets sur Principia et de ne pas rajouter d’esthétique inutile sur les morceaux. C’est un réel parti pris.

Vous donnez également l’impression d’avoir pris plus de risques, mais en toute sérénité… Je pense notamment aux cuivres – trompette et saxophone – omniprésents et délicatement mis en valeur…

Camille : J’ai beaucoup plus travaillé mes parties qu’auparavant car, oui, elles étaient plus risquées. Les rythmes que je joue sur cet album sont nouveaux pour moi également. Je suis d’accord, donc. Du moins pour les aspects qui me concernent.
Margaux : Nous avons épuré beaucoup de choses et donc, forcément, ça a laissé de la place pour mettre les voix et les chœurs de Camille en avant, chose que nous avons décidé dès le départ et qui s’est confirmée lors du mix avec Vincent. C’était une réelle volonté.
Vincent : Les arrangements appelaient beaucoup ce genre de choses car Principia n’est pas un album où on entend des murs de guitare. Du coup, fatalement, nous avions beaucoup plus de place pour laisser s’exprimer les lignes mélodiques et les lead.
Margaux : Lors des démos, et je ne sais pas trop pourquoi, j’ai enregistré des choses beaucoup plus lentes que d’habitude, avec une voix plus grave. Ces morceaux nécessitaient un traitement et des arrangements plus épurés, loin d’une réalisation en force où l’on rajoute des éléments encore et encore.
Maxence : C’était la condition de départ. Je me souviens, en sortant de Juillet, d’être allé boire un verre avec Margaux. Nous nous sommes dits qu’il nous fallait évoluer pour le prochain album et que l’on ne pouvait plus rester dans ce côté ‘choses difficilement mixables’. Nous voulions des moments de respiration et créer une nouvelle dynamique, tout simplement. Nous avons fait évoluer Principia dans ce sens.

Votre écriture, aussi, semble avoir évolué. Des morceaux comme To The Crush ou Wonder sont bien loin de ce que vous faisiez auparavant…

Margaux : Pour Principia, nous n’avons pas eu peur de garder l’esprit des démos et de changer tout le reste ou ce qui en avait besoin. Pour Wonder, qui est un exemple parfait, j’ai gratouillé un truc à la maison avec plus ou moins la volonté de faire quelque chose d’un peu motorik sur la seconde partie. La fragilité de la démo se retrouve par endroits et ce qui avait besoin d’être un peu ‘gonflé’ sur le titre l’a été. Nous avons réussi à faire de Wonder ce que nous souhaitions en faire, sans être prétentieux.
Maxence : Wonder, c’est beaucoup d’idées, une base solide et des paroles très limpides qui permettent une vraie progression. Nous avons réussi à emmener ce morceau là où nous le voulions.

Principia, Anita ou encore Ada, Mary, Diane… Il y a beaucoup de prénoms féminins sur votre album… Y a-t-il une signification particulière derrière ça ?

Margaux : C’est plutôt un hasard. Tu m’apprends, d’ailleurs, que Principia est un prénom. Ada, Mary, Diane parle de personnes qui ont réellement existé. Anita est un personnage féminin également, mais fictif. On s’est demandé, je me souviens, à un moment, si ça n’allait pas faire trop. Et puis, finalement, c’était très bien comme ça.
Adrien : Ça crée une cohérence, également. C’est joli tous ces prénoms finissant en ‘a’, je trouve (sourire).

Margaux, Camille, vous avez récemment rejoint EggS pour leur premier album A Glitter Year. Pouvez-vous nous raconter comment les choses se sont passées ?

Margaux : Nous connaissons Charles (Daneau, le leader de EggS) depuis longtemps. Il faisait partie de Buddy Records, le premier label qui nous a sorti. Nous connaissions également bien sa musique. À la base, ça ne devait être que pour un morceau. Il nous a dit ensuite qu’il cherchait un saxophone. Je lui ai donc parlé de Camille. Ça s’est fait comme ça.
Camille : Nous faisons beaucoup de concerts avec eux et avons joué sur une bonne moitié des morceaux de A Glitter Year. Nous verrons bien, par la suite, si nous devenons membres permanents de EggS ou non.

Vous collaborez donc avec Charles Daneau et Eggs. Des personnes comme Guillaume Siracusa (Special Friend), Alexis Fugain (Biche) ou encore le très réputé Dominique Blanc-Francard vous ont accompagnés sur vos deux premiers LP. Comment avez-vous fait la connaissance de tous ces gens haut placés (sourire) ?

Margaux : (rires) Dominique Blanc-Francard, ça s’est fait grâce Julien Gasc (Hyperclean, Aquaserge), que nous avons rencontré à Bruxelles, où il vivait alors, il y a longtemps. Il est venu nous voir dans une salle qui s’appelle Le Chaff. Il a aimé le concert et nous a proposé de boire un verre ensuite. Nous étions, à ce moment-là, en train de travailler sur Lost And Found et n’avions personne pour le masteriser. Il nous a dit ‘Si vous cherchez quelqu’un…‘. Je pourrais l’imiter mais je vais laisser Vincent le faire (sourire).
Vincent (avec une voix très traînante) : ‘Si vous cherchez quelqu’un, pas de problème, je passe un petit texto à Blanc-Francard‘ (sourire).
Margaux : (rires) On n’avait pas une thune. Nous lui avons envoyé un mail en lui disant que nous venions de la part de Julien. Dominique a été adorable et a accepté direct de masteriser le disque. Nous avons de nouveau fait appel à lui pour Juillet. Pour Principia, c’est Paul Rannaud qui s’est occupé du master.

Principia est donc le premier album que vous ayez réalisé seuls. Est-ce la conséquence de l’arrivée de Vincent au sein du groupe, ou une volonté de prendre le contrôle et moins déléguer ?

Margaux : C’est un mix des deux.
Vincent : Notre vraie volonté, avec Margaux, c’était de travailler ensemble du début à la fin, jusqu’aux dernières versions du mix. Sur Juillet, j’étais un peu plus seul. Principia a été pensé ensemble et, du coup, ça nous a amenés complètement ailleurs. Quand on se demande quelle est la principale différence entre Juillet et ce nouveau disque, la réponse est là, à mes yeux. À titre personnel, je trouve que le disque doit beaucoup à cette collaboration, faite d’échanges d’idées et de dialogue permanents. Nous nous sommes surpris jusqu’à la fin. C’est un album qui a été très fun à mixer et à produire. Il s’est passé des choses jusqu’au tout dernier moment. Il nous arrivait même de redécouvrir le son du disque. (S’adressant à Margaux) Et puis, toi aussi, tu attendais peut-être de t’impliquer un peu plus jusqu’au bout du process.
Margaux : Oui, c’est exactement ça. Je ne l’avais jamais réellement fait auparavant. J’ai appris énormément de choses pendant l’enregistrement et le mix en compagnie de Vincent. J’ai également eu la possibilité, même si je n’y connais pas grand-chose, de proposer parfois mes idées. De la même manière que quand nous avons écrit les morceaux tous les cinq, on ne s’est jamais bridé ou freiné par rapport à nos idées. Si nous avions envie d’essayer un truc, nous le faisions. Là, c’était la même chose. Et même si j’étais novice, c’était fun. J’ai eu l’impression de pouvoir aller jusqu’au bout de la création d’une chanson. Mettre les mains dans le son à ce point, voir qu’en quelques petites touches, tu peux complètement changer l’ambiance d’un morceau… Et puis, avoir le contrôle – même si ce n’est pas pour absolument tout contrôler – et penser la musique comme ça, jusqu’au bout, c’est passionnant, illimité et sans fin. Nous y aurions pu y passer beaucoup plus de temps mais c’est bien, aussi, de s’arrêter à un moment donné…

Justement, comment décide-t-on de s’arrêter ?

Vincent : Ce genre de travail peut effectivement ne jamais prendre fin. On dit d’ailleurs d’un mix qu’on ne le termine pas mais qu’on l’abandonne (sourire). Sans rentrer dans le dogmatique, nous avons également ‘conditionné’ les morceaux de manière à avoir le moins de choix possibles pendant le mix, et réellement définir la couleur des morceaux à ce moment-là. Cela nous permet de prendre une direction très marquée, et de limiter le nombre de décisions à prendre. Le fait de se fermer des portes dès le départ nous a beaucoup servi. Il ne nous restait plus que le fun, à la fin.

Depuis Juillet, vous êtes sur le label américain Trouble In Mind (Olden Yolk, Melenas…). Comment vous êtes-vous rencontrés et comment se passe votre collaboration ?

Margaux : A l’époque, nous n’avions sorti qu’un EP (Songs From The Cave – 2015) qui a été réédité en vinyle par un petit label suisse, Nominal Records. Je ne sais pas comment Bill et Lisa Roe de Trouble In Mind sont tombés dessus car c’était un tout petit pressage, qui a été vite écoulé. Nous nous sommes empressés de leur en renvoyer une copie. Ils nous ont demandé dans la foulée ce que l’on faisait, où nous en étions… On venait juste de terminer Lost And Found, qu’ils ont réédité ensuite aux Etats-Unis. Nous avons fait Juillet directement avec eux seuls. C’est un coup de chance. Un tweet au bon moment. Je suis celle qui est le plus en contact avec eux. On se parle très souvent, même s’il y a eu peu d’échanges lors de la création du disque, période pendant laquelle ils ne se sont pas plus impliqués que ça. Je pense sincèrement que si ce que nous faisons n’était pas raccord avec ce que eux défendent, ils nous le diraient, mais sans couperet. Ça ne s’est jamais produit. Ils nous ont laissés faire notre truc dans notre coin, et on leur envoyait régulièrement des choses à écouter. C’est très simple de travailler avec eux même si notre label est situé aux Etats-Unis et qu’il est difficile d’y être représenté. Ils sont adorables. C’est un couple, donc il y a un côté très familial que l’on aime beaucoup et qu’ils essaient d’entretenir avec tous leurs groupes. Nous sommes vraiment très contents de bosser avec eux.

Photos : Titouan Massé

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