Ellah A.Thaun, stakhanoviste de l’occulte

Ellah A.Thaun, stakhanoviste de l’occulte

Dans le petit monde retranché du garage et du rock qui agite caves et sous-sols de l’Hexagone, Ellah A.Thaun est un cas à part. Derrière ce projet, on trouve Nathanaëlle Hauguel : artiste trans, passionnée d’astrologie et de magie, qui écrit depuis une décennie un journal intime traversé par des projets solos documentant et soignant petit à petit les angoisses et la transition d’un personnage qui, depuis ses débuts, illustre une forte réflexion sur son art et sur les formes multiples qu’il lui donne. A l’occasion de la sortie d’Arcane Majeur, son premier album enregistré en groupe et paru sur XVIII Records en fin d’année dernière, on s’est plongé dans un entretien fleuve avec cette figure passionnante et sensible de l’underground français, qui a bien voulu poser son regard sur les nombreux sujets qui l’obsèdent.

Ma première question porte sur ce nouvel album, le premier enregistré en groupe après une grosse vingtaine de projets en solo. Qu’est ce qui t’a poussé à passer à cette étape ?

Ellah A. Thaun, c’est un side project à la base, avec lequel je faisais les premières parties d’un autre de mes projets appelé Valeskja Valcav. Je faisais que des reprises de Johnny Cash pour rire et je me suis pris au jeu. Ca plaisait vachement aux gens, j’ai donc commencé à inclure des compositions, et on m’a proposé ensuite de faire une petite tournée. J’ai continué comme ça et, en même temps, j’avais mes disques solos en studio, une sorte de journal intime, une manière de raconter des passages de ma vie avec des albums concept sur lesquels je me moque du disque concept. C’est très lo-fi parce que ce sont des choses que j’ai enregistré parfois dans un train, avec mon ordi. Mais je sortais pas tout non plus, j’étais à l’école d’art en même temps, et c’était un peu mon travail. Avec mon mémoire de cinquième année, j’ai aussi proposé une musique de plasticienne, comme peuvent le faire des photographes avec de la photographie plastique. Mais sinon, un jour, on m’a dit que ce serait bien que j’ai du monde avec moi, et je n’étais pas du tout pour.

Pourquoi ?

Parce que dans mes sets, il y avait beaucoup d’improvisation, c’est quelque chose que j’adore. Je marche que comme ça, dans Valeskja Valcav aussi, et j’ai une angoisse de monter sur scène avec un truc approfondi. Ca me terrorise.

Tu avais peur que le groupe cadre tes envies d’improvisation ?

En fait, à la base, j’ai eu l’idée de faire un best of de mes titres en solo et, pour un concert, je me suis dit qu’on allait le faire en groupe, avec 6 musiciens. C’était un peu un all-star band, je voulais faire un truc grandiloquent, mais pour rigoler. J’ai pris un batteur qui était dans un groupe d’emocore, Burn Hollywood Burn, un guitariste qui était dans dans un groupe garage appelé The Elektrocution qui jouait aussi dans Valeskja Valcav, et j’avais Grand Guru, un musicien très prolifique qui fait du heavy stoner. On a répété un mois sans s’arrêter, et le concert l’a carrément fait. Du coup…

Tu as pu continuer à improviser quand même ?

Ils sont habitués avec moi parce qu’à chaque répétition, je change des parties des chansons. Ca m’angoisse trop d’envisager un set fini donc, à chaque concert, il y a toujours une partie qui change.

Et du coup, toi qui est seule d’habitude, est-ce qu’il y a eu des habitudes de studio qui t’ont perturbée, voire agacée, avec le groupe ?

Oui clairement, j’étais complètement bouleversée. J’adore quand il y a des défauts sur les morceaux. Là, on me disait ‘Nath, il faut refaire la prise‘; et moi j’étais là ‘non mais c’est trop bien parce que le batteur se plante, il faut le garder‘. Bref, j’ai du apprendre à lâcher prise et je me suis laissée porter, j’ai récupéré le disque pour le mixage, et j’ai pu faire ce que je voulais à ce moment là.

A l’opposé de ça, est-ce que les limites du lo-fi peuvent te fatiguer parfois, après en avoir tant fait ?

Je me suis rendue compte que je faisais plus vraiment de lo fi au bout d’un moment, mais que je travaillais vraiment sur l’idée de chansons inachevées, de brouillons, sur une esthétique de la destruction. Je suis super fan de William Basinski, celui qui a fait The Disintegrations Loops. J’ai fait un disque solo que j’ai enregistré en même temps que je mixais Arcane Majeur. Il y a deux titres folk un peu lo-fi, mais tout le reste c’est que de l’ambient ou du travail sur des synthés hybrides analogiques/digitaux qui font des trucs très étranges. Je m’amuse toujours, mais c’est moins dans la destruction et plus dans la manipulation sonore.

Est-ce que cet album avait une autre dimension pour toi au moment de l’enregistrer ? Parce qu’il sortait sur un label qui te permettrait peut être d’avoir une plus grande aura médiatique ?

Oui, j’y pensais beaucoup. Le disque sorti juste avant sur XVIII Records, c’est celui du Bryan’s Magic Tears, et il est super bien. Honnêtement, je ne voulais pas faire n’importe quoi. Du coup, au début du mixage, j’ai envoyé des mixes à Sébastien du label pour savoir ce qu’il en pensait. Il a accroché directement, et ça m’a soulagé.

Et du coup, maintenant qu’il est sorti, comment tu vois cette réception qui est peut être plus importante que d’autres sorties, plus confidentielles. Avec le recul, qu’est ce que cela te procure ?

Je suis contente, tout bêtement, après j’ai beaucoup de mal à être satisfaite de ce que je fais. Là, je suis super heureuse de voir que le disque touche des gens, notamment dans ses particularités et son étrangeté. Ca me touche beaucoup.

C’est marrant que tu parles de ce all star band avec ces gens qui viennent de plein d’univers différents parce que l’album est à cette image : il conjugue plein d’humeurs, on retrouve du garage, des passages un peu stoner, d’autres plus grunge. Du coup, cette orientation très variée ressemble à une division entre les membres de ton groupe. Est-ce que tu leur as laissé une part de liberté dans la composition?

Je dirais que c’est plutôt eux qui me laissent suffisamment de liberté. Après, c’est vrai que certains des musiciens avec lesquels je joue ont de nombreux projets, du coup je suis très à l’aise avec eux. Ce sont des gens plus âgés que moi, je peux leur sortir des références, un titre en particulier, et il la voit tout de suite.

C’est ce qui aide le disque à se démarquer aussi d’un album de garage qui serait de facture plus classique, plus orienté vers une somme d’influences attendues… Je lisais l’article que Libération a écrit sur toi, et j’y ai vu que le titre Arcane Majeur est une référence au tarot divinatoire. Tu composes aussi des morceaux en tirant des cartes, et tu prévois tes sorties d’album en fonction des transits planétaires. Ca te vient d’ou cette passion pour l’astrologie et l’occulte ? Je crois que tu es assez passionnée par ça…

C’est une passion qui vient de l’enfance, mais que j’ai un peu renié avec le temps. Pour moi, il n’y avait pas trop de parallèle possible avec ce que je voulais faire en musique. Puis, c’est quand j’ai travaillé en école d’art sur la transition et l’enfance que j’y ai inclus la fascination que j’avais pour les cartes, les fantômes, les maisons hantées. J’ai tout remis dans ce travail, et je me suis rendue compte que c’était une partie qui m’avait vraiment forgé. Ca a pris une place vraiment inquiétante pour des gens avec qui j’avais travaillé et qui étaient horrifiés de voir que je pouvais refuser un concert en fonction de ce que mes cartes pouvaient me dire. C’est aussi parce que j’ai commencé ce projet en lisant beaucoup de choses sur la magie du chaos.

Qu’est ce que c’est la magie du chaos ?

C’est un peu la version DIY de l’apprentissage de la magie et de l’occulte, qui pense qu’on peut créer ses propres rituels, que la réalité n’est pas ce qu’elle est, et qu’on peut la modifier comme on veut. Mon rituel à moi, c’est de faire des disques. J’en ai instauré un premier ou, à chaque anniversaire, je fais un album. J’ai commencé à 23 ans et là, je vais sur mes 31. Et quand une décision était évidente, je me basais sur des méthodes divinatoires occultes pour parfois changer ma destinée, pour voir ce que ça pouvait donner. Ca peut paraître incohérent ou idiot mais ça me permet aussi de ne pas prendre les choses trop à coeur, de prendre du recul, sinon ça me rendrait dingue. Sur un projet musical, il peut y avoir beaucoup d’enjeu, de pression, et ça permet aussi de se démarquer.
Je me suis rendue compte que ce qu’on fait, ce n’est pas l’histoire d’un groupe qui part faire des concerts de rock avec un van. C’est quand même assez cérébral à la base, et faire des concerts et des tournées, c’est quelque chose qui m’angoisse énormément. Ce n’est pas que je n’aime pas ça, c’est plutôt que c’est trop fort émotionnellement. Il y a longtemps, j’étais allée voir M83 au début des années 2000 : c’était une sorte de concert privé où j’avais gagné une place, et j’ai fait une crise d’angoisse parce que c’était trop bien ! Je me suis rendue compte que j’étais trop sensible. Du coup, j’ai besoin de prendre du recul et de montrer de la dérision dans les décisions que je prends pour ne pas trop en souffrir.
Je crois qu’on vit une époque assez étrange, où c’est très facile de monter un groupe et de partir en tournée, ce qui est génial. Il y a un automatisme là dedans qui n’est peut être pas ce que j’ai envie de faire. Et ça rejoint peut être aussi la formation que j’ai, avec l’art. La notion de performance chez les artistes fait qu’il y a en a peu qui font des tournées de performance, car il s’agit d’indiquer un sentiment précis une fois. C’est pour ça que j’essaye de trouver un équilibre là dedans, même si on va partir en tournée pour l’album.

Elle t’angoisse cette tournée ?

Non, dans le sens ou, à chaque fois, les retours sont super. Ça peut paraître bizarre et prétentieux parce que, d’un côté je dis que je n’aime pas les concerts, et en même temps je suis hyper contente de voir des gens, ce qui est contradictoire. Je me rends compte que, dans mon coin, je questionne tout, tout le temps, et je réalise ensuite que les gens prennent le concert pour ce qu’il est : une belle expérience où les retours me font du bien.

Ca t’apaise ? C’est thérapeutique ces retours positifs pour toi ?

J’en ai déjà parlé en interview, des gens qui m’ont déjà reproché que c’était hyper prétentieux de ne pas aimer faire des concerts. Ce n’est pas vraiment ça. Tout chez moi est basé sur la thérapie. Mon but, c’est d’aller bien un jour, et les disques et les concerts s’inscrivent dans cette optique là.

Est-ce que ça va en ce moment ? Par rapport à ce cheminement ?

Avec ce disque, j’ai vraiment l’impression d’avoir fini péniblement un chapitre de ma vie. En ce sens qu’il est vraiment une étape que je voulais boucler. Et ça a donné lieu à un boum de créativité depuis un mois ou deux, j’écris plein de chansons. C’est plutôt positif du coup.

Au niveau des thématiques, vu que tu as clos un chapitre, est-ce que tu sens que tu te tournes vers d’autres sujets désormais ?

Oui, ça évolue vraiment. Je suis dans l’écriture automatique et c’est assez fluide. J’ai écris assez longtemps en français et, depuis quelques années, j’écris en anglais, depuis le premier solo. J’arrive vraiment à le faire maintenant, et je manie la langue comme un instrument. Pour le plan des textes, je suis assez contente. Sur les thématiques et ma transition, je pense que j’aurai une vie entière pour en parler. Je ne veux pas me censurer par rapport à ça mais, en même temps, je ne veux pas que ça soit la seule thématique de mon travail, même si je me rends compte que ça s’équilibre un peu tout seul. Il y a même des chansons très ciblées là dessus, mais j’ai pu en retirer pour laisser respirer les choses. C’est un travail de pertinence par rapport à ce sujet, et ce n’est pas simple. Je m’en fous un peu d’être étiquetée artiste queer ou transgenre. Au contraire, je pense que tout ce qui peut être bon pour la visibilité de ce milieu, c’est bien. Après, parce que je pense que ça pourrait étouffer mon travail, j’ai commencé à écrire des choses à côté pour dévier un peu.

Tu es de Rouen ?

Non pas du tout. En fait, je viens du Havre, j’ai passé quelque temps à Paris, et ça ne l’a pas trop fait. Pour mes études, je me suis installée à Rouen, et c’est là bas que j’ai rencontré plein de monde.

Quelle est la pire question qu’on t’ait posé en interview ?

Une fois, une interview a débuté par cette question : ‘est ce que tu as été opéré ou pas ?‘. C’est fou, c’était vraiment la pire question, c’est hyper gênant.

Tu sens que les regards et les questions ont évolué par rapport à ta transition ?

Oui et non. Je pense que le journaliste en question a fait cette interview uniquement pour savoir si j’avais été opérée ou pas. C’était juste de la curiosité malsaine, j’étais un peu choquée. Du coup, pendant tout le reste de l’interview, j’ai raconté de grosses conneries qu’il n’a pas pu publier. Après, là où je m’estime hyper chanceuse, même si la scène queer et transgenre est plus dans le milieu électro, c’est que dans le milieu rock, je suis toujours un peu un ovni, mais les gens sont très prévenants. Je sens que ce n’est même pas un élément qui intervient dans leur jugement. Ca, c’est hyper cool, ça me fait un bien fou de ne pas être catégorisée là-dedans. Après, est-ce que ça a évolué en bien de façon générale ? Je ne pense pas, il y a toujours une curiosité malsaine, globalement parce qu’il y a clairement une désinformation sur le sujet. Et quand je disais en interview que c’était une transition, c’est une transition hormonale, avec une nouvelle puberté. Ca dit forcément comment ton cerveau travaille, pour moi c’est fascinant. Je vois que les gens ne sont pas intéressés par ça, mais plus par des questions purement physiques ou biologiques. Je ne pourrais pas dire qu’il y a une meilleure compréhension, mais il y a une meilleure visibilité. Même à regarder dans la scène rock ou électro des 30 dernières années, les personnes trans ont toujours été là, mais c’est juste qu’on en parle un peu plus maintenant.

Est-ce qu’il y a des modèles qui t’ont inspiré dans ces scènes-là ?

Ouais, je repensais à un des premiers disques que j’avais acheté quand je suis arrivée à Rouen : un album de Wayne County, un groupe post punk ou la chanteuse est trans. Je ne le savais pas quand je l’ai acheté, ça m’a beaucoup marqué. Je suis super fan du Velvet mais, quand tu vois Andy Warhol et la Factory, ils étaient entourés de personnes transgenres qui étaient leurs muses. C’était rassurant quand j’ai entamé ma transition, parce que c’était lié au Velvet. C’est étrange parce que tu as des modèles féminins super forts comme Courtney Love par exemple : son image très forte, aussi bien positive que négative, m’a forcément influencé à l’adolescence. Sauf que quand que tu grandis, tu te demandes si ces images ne sont pas uniquement liées à l’adolescence, ou à une révolte un peu vaine.

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