
16 Mai 25 Ellah A. Thaun, la cour des miracles
Ellah A. Thaun, pour beaucoup le secret le plus jalousement gardé de l’indie français, est aussi énigmatique et mystique que la Femme à la Bûche de Twin Peaks. Au départ projet solo de Nathanaëlle-Eléonore Hauguel qui oscillait entre folk expérimental, bidouillages électroniques et plus-lofi-tu-meurs, le groupe sort aujourd’hui The Seminal Record of Ellah A. Thaun, son fabuleux troisième album. Et qui de mieux que la principale intéressée pour en parler ? Nostalgie de l’Internet des temps anciens, ésotérisme & champis, difficulté de l’enregistrement, littérature, syndrome de l’appartenance américaine… Un entretien aussi fascinant que ne l’est la personnalité d’artiste pluridisciplinaire de Nathanaëlle. Passez le mot pour ouvrir et dynamiter le cercle des initiés.
Ellah A. Thaun est un groupe depuis 2018. Avant cela, tu as enregistré tout un tas d’albums de manière un peu frénétique sur ton 4 pistes, avant de les proposer sur Bandcamp. Je suis curieux de savoir si un de tes projets solo sortait du lot et te tenait particulièrement à cœur ?
Nathanaëlle : J’aime bien ceux où j’ai réussi à mélanger la folk et la musique électronique. J’ai parfois réussi, pas assez à mon goût, à créer quelque chose où les deux se confondent d’une manière très étrange. C’est un truc que je n’ai jamais réussi à trouver sur un disque entier. C’est un travail qui va me prendre du temps.
D’ailleurs, ça te manque ces débuts entièrement DIY où Internet était un peu le Wild Wild West ?
Tellement ! J’y pense tout le temps avec nostalgie. C’est marrant que tu en parles parce que j’ai même prévu de refaire un Tumblr à la rentrée où je publierai un mélange d’archives et de nouveaux titres. Le but est d’entretenir une espèce de journal interactif au sujet de ma composition. Bien que le groupe ne soit pas signé sur une major, nous devons respecter une sorte d’équilibre et jouer le jeu avec les tourneurs, le label… Il faut parfois te relancer dans la comm’ ! C’est un système qui ne me convient pas du tout à moi qui étais habituée à sortir des trucs dès que j’en avais envie. Une pochette d’album qui appelle un concept, un concept qui appelle un autre disque… Je me laissais porter de cette manière grâce à ce processus intuitif, tout ce que n’est pas le milieu des musiques actuelles. C’est donc un peu compliqué et ça me manque. Certaines personnes aiment ce que j’ai fait en solo, d’autres uniquement le groupe. Je me suis donc dit qu’il était logique de mettre tout à disposition sur Bandcamp et de laisser les gens piocher. J’ai même encore trois ou quatre albums en solo de côté que je n’ai jamais sorti. Ça va arriver !
Comment garder cette liberté des premiers enregistrements, ou du moins une certaine philosophie, lorsqu’on n’est plus toute seule dans le navire ?
J’ai la chance de travailler avec des musiciens géniaux qui sont des amis. Nous sommes même une famille parce qu’on se connaît depuis très longtemps… Chacun ayant ses propres projets, tout le monde ramène son propre univers. Je vois cela comme un collectif d’artistes. Ce sont eux qui naviguent au sein de ma discographie et qui, parfois, déterrent d’anciens morceaux solos pour qu’on puisse les jouer ensemble. C’est le cas notamment de When I Was a Vampire qui est un titre que j’ai du composer en 2012, ou encore de Princest sur l’album Arcane Majeur que j’ai écrit à 17 ans. J’aime beaucoup reprendre ces moments du passé, voir ce que j’avais voulu y mettre à l’époque et les traduire au temps présent. Faire ça avec le groupe donne une lecture complètement différente des compositions.
Tom de Howlin’ Banana dit d’Ellah A. Thaun que c’est un des groupes les plus passionnants et importants de la scène rock française depuis dix ans…
Je remercie Tom. Je me rappelle de Howlin’ Banana lorsqu’il est apparu, il y a longtemps maintenant. C’est un label qui a tout de suite eu une aura, comme nous finalement. On rigole beaucoup sur le fait que nous sommes un groupe ayant un succès posthume de son vivant. A l’époque, nous avions des chroniques tellement dithyrambiques que certains commentaires sur Facebook disaient : ‘Quel dommage ! Ils sont partis trop tôt !‘. J’ai expliqué ça à Tom et ça l’avait beaucoup fait rire. Je suis très heureuse de rejoindre l’histoire de Howlin’ Banana, j’espère que cela va durer.
C’est vrai qu’Ellah A. Thaun a un côté mystérieux et insaisissable qui contribue à créer comme un mythe autour de ta personne. C’est quelque chose qui te plaît et que tu recherches expressément ?
Je ne le recherche pas, non. Il y a en fait une vérité terrible : la fracture numérique. Je ne suis pas douée du tout avec les montages vidéo et les photos. Je suis donc mystérieuse malgré moi ! Concrètement, tout mon travail est dominé par l’ésotérisme et par l’occulte. Ce n’est pas seulement une esthétique, c’est une pratique qui domine mon quotidien et qui transpire dans nos décisions, notre communication, nos concerts… Le groupe me fout vachement la paix par rapport à ça bien que cela puisse avoir ses travers et rendre Ellah A. Thaun difficilement saisissable ou lisible. D’un point de vue professionnel, je sais que ce n’est pas forcément très bon quand beaucoup de gens n’arrivent pas à vous mettre dans une case précise. Depuis des années, on se dit qu’un jour le groupe va marcher. C’est toujours un peu compliqué, on aimerait avoir le coup de pouce. Et d’un autre côté, tu as le mystère Ellah A. Thaun qui enfle de plus en plus…
Comment peux-tu expliquer cette attirance et cet intérêt de l’ésotérisme et des sciences occultes à quelqu’un comme moi qui a toujours vu ça d’un œil moqueur, voire méprisant ?
Il faut savoir un truc : ma mère est astrologue et cartomancienne, et j’ai grandi là-dedans. Comme tous les enfants, j’ai rejeté les croyances de mes parents. A l’adolescence, j’étais en rébellion, j’ai tout renié. A 19 ans, j’ai été très marquée par des expériences avec des champignons hallucinogènes que j’ai pris, non pas dans un contexte festif, mais dans une démarche psychanalytique. C’était très présomptueux de ma part de faire cela à cet âge… J’ai juste réussi à me traumatiser après avoir fait une erreur de dosage et avoir vécu une expérience de mort imminente. Forcément, des scientifiques diraient que c’est juste une hallucination produite par mon cerveau qui a cru qu’il mourait… Moi, j’ai eu l’impression de sortir de mon corps et de faire un voyage astral. Cela m’est arrivé une fois, maintenant j’ai une vie entière pour l’étudier et le comprendre. C’est très new age ce que je vais dire mais tu as des parallèles très forts entre psychiatrie, psychanalyse et transe auto-induite. Je relis d’ailleurs en ce moment le Livre des Morts Tibétains qui fait appel à certains archétypes que tu trouves dans le tarot et dans l’astrologie. J’ai tendance à penser que l’occultisme revient probablement à dire la même chose que ce que la science tente de chercher, mais que les deux sont fondamentalement irréconciliables. Alors que pourtant, le but est le même : une quête d’Absolu. Mais le scepticisme par rapport à l’occulte est hyper important : je pense que toute doctrine occulte doit être contredite pour justement aller un peu plus loin. C’est bien que les deux coexistent.
Tu n’es absolument pas obligée d’en parler mais l’album a été apparemment réalisé dans une période assez difficile pour le groupe. A quel point son enregistrement a permis d’exorciser quelques démons ?
Ça va être compliqué d’en parler parce que cela touche de près certains de mes musiciens. L’enregistrement s’est retrouvé tellement proche d’un drame qu’on a traversé ensemble que la question même d’exorciser quoi que ce soit ne s’est même pas posé puisque nous étions en plein dedans. Cela a été un tel moment de douleur que nous n’avons pas beaucoup de souvenirs de l’enregistrement. Trois titres ont été écrits juste avant d’entrer en studio et cela nous a forcément influencé dans la manière de prendre des risques supplémentaires et de pousser l’album un peu plus loin qu’on ne l’aurait fait. En plus, on a dû changer de lieu alors que nous n’avions déjà pas de budget… J’ai aussi grillé mon ampli de guitare. J’ai dû revendre du matos au fur et à mesure qu’on mixait le disque pour pouvoir continuer à payer le loyer. Bref, ça a été une succession de problèmes pour tout le monde, à tel point qu’on s’est demandé s’il n’y avait pas un message là-dedans et qu’il fallait arrêter…
Finalement, c’est un vrai miracle que cet album sorte…
C’est le mot qu’on peut employer, oui : un miracle ! Ça fait des mois que ça se joue tellement de peu à chaque fois… Ce n’est que lorsque j’ai reçu le test-pressing que je me suis rendue compte que ça commençait à être concret. Mais j’ai peur, je ne sais pas ce qui peut encore se passer… !
Le groupe a souhaité retranscrire sur disque, et le plus fidèlement possible, l’intensité de vos lives. De quelles manières concrètes ce choix a-t-il modelé le disque ?
J’ai commencé dans la folk expérimentale. A cette époque-là, on me programmait en tant que chanteuse avec un backing band sur des plateaux qui correspondaient de moins en moins à la musique que l’on jouait. Notre groupe a ensuite évolué et nous avons peaufiné un son à quatre qui nous est propre. Au bout d’un moment, certaines orgas se sont plaintes car ce n’était pas du tout ce qu’elles pensaient avoir en bookant Ellah A. Thaun. Elles nous trouvaient trop violents. Le public se prenait un mur du son dans la figure tandis qu’on finissait sur le sol à hurler. Nos concerts sont devenus de plus en plus intenses et, à chaque disque, on montait aussi d’un cran ! C’est ce qui a aussi fait notre réputation. Au bout d’une soixantaine de dates, on s’est dit qu’il fallait transposer cette énergie sur notre prochain album. Il n’y a quasiment pas d’overdub. Tout est en prise live, même les samplers, on a tenté de tout caler à l’oreille. On se rend compte maintenant qu’on préfère être le groupe plus calme d’un plateau extrême, que l’inverse. Autrement, ton volume est parfois limité et le public ne suit pas…
Tu cites souvent la littérature américaine comme une de tes influences, principalement William S. Burroughs et Philip K. Dick. Qu’est-ce qui te plaît en elle au point d’en nourrir ta musique ?
Personnellement, je doute parfois un peu de tout ce truc occulte dont on parlait. Je me dis que je me suis peut être juste cramée le cerveau quand j’étais jeune. Ca me rassure de lire Dick parce je me rends compte qu’il y a encore des niveaux au-dessus… Burroughs est pour moi un explorateur de la conscience. Au delà de la drogue, il a écrit sur des choses qui me plaisent beaucoup, comme l’évolution du corps humain ou la vie extraterrestre. Nous n’écoutons pas beaucoup de musique ensemble au sein du groupe mais on se prête pas mal de livres. C’est grâce aux autres, et au moment de notre premier disque ensemble, que la littérature a vraiment commencé à ré-entrer dans ma vie de manière hyper importante. J’ai toujours préféré la littérature américaine, au même titre que la musique ! J’estime d’ailleurs que notre musique est américaine, jusque dans le traitement des guitares et de la batterie. Je ne prends jamais mal les critiques négatives. Au contraire, ça me fait plutôt rire, mais je ne supporte pas que l’on soit comparé à un groupe de post-punk anglais. Ça n’a aucun sens.
Comment expliques-tu cet attachement profond aux États-Unis ?
C’est un sujet qui a tendance à mettre les gens en colère quand j’en parle, mais j’assume mes propos, c’est mon interview ! C’est terrible à dire mais je me sens américaine. Plus jeune, je suis allée pendant un mois aux Etats-Unis et ça a été un choc. C’est la seule fois de ma vie où j’ai eu le sentiment d’être chez moi. Il y a là-bas quelque chose dans la culture, dans la façon de penser, même si malheureusement, la politique actuelle montre que c’est quand même très compliqué à défendre ! Mais je maintiens qu’il y a quelque chose chez eux qui me parle totalement. Notamment dans la musique… Je n’arrivais pas à l’expliquer jusqu’au jour où j’ai découvert la chanteuse folk Judee Sill. Selon moi, c’est la plus grande chanteuse folk ayant existé, bien qu’elle n’ait sorti que deux albums. Elle a capté toute l’essence de la musique américaine. Ca m’a tellement bouleversé que j’ai été incapable d’écrire de la musique ensuite. La même chose est arrivée au compositeur anglais Andy Partridge de XTC qui avait également pris une telle claque à l’écoute de Judee Sill qu’il pensait ne plus jamais pouvoir réécrire de chansons. Puis il a sorti le fabuleux Skylarking que j‘ai écouté en boucle et qui m’a décomplexé. Je trouvais ça marrant d’écouter des Européens réagir au génie de la musique américaine. D’ailleurs, écouter Bruce Springsteen m’a aussi aidé à faire des performances vocales qui tiennent un peu la route. Je trouve que ça manque de tripes en France !
Tu as écrit un roman, qui prend pour l’instant une forme hybride de zine et de revue. Peux-tu m’en dire plus ?
J’ai écrit un roman qui s’appelle Tératome, dont la troisième version est partie chez les éditeurs… Même si j’insiste sur le fait que le disque est un travail collectif, on peut tout de même trouver des références directes à mon livre dans les textes. Ce sont des univers qui communiquent. J’ai effectivement publié au fur et à mesure des extraits de ce roman sous forme de zine car cela faisait sens pour moi. Beaucoup d’ouvrages de science-fiction que j’aime ont d’ailleurs été publiés à l’époque dans différents magazines, de manière épisodique. Publier ces extraits m’a donné l’avantage de faire des performances solo où je les lisais. Je me suis pointée une fois seule, sans guitare, et j’ai lu pendant 1h15. Le retour a été totalement hostile !
Tu es aussi plasticienne et – pour employer des grands mots – une artiste protéiforme. Penses-tu que cela a changé ta manière d’écouter et de composer et de la musique ?
Oui, complètement. J’ai une manière totalement visuelle de travailler les arrangements. Je vois les chansons en volume. D’ailleurs, les autres se foutent souvent de moi. Par exemple, ça peut m’arriver de demander à Samuel de ‘jouer de la batterie sous l’eau’. Mais les autres membres sont eux-aussi plasticiens, graphistes, vidéastes, journalistes… Quand je parle de collectif d’artistes, ce n’est pas juste une étiquette, c’est une réalité. Disons que c’est un avantage pour la phase de création, mais pas pour la phase de promotion et de communication alors que c’est de plus en plus difficile de communiquer sur notre musique. Nous sommes sans cesse confrontés aux réalités économiques, mais nous n’avons peut être pas encore trouvé la formule adaptée. J’avais tenté de faire des demandes de financement pour un projet lié à Ellah A. Thaun mais toutes se sont soldées par des échecs. On m’a répondu que le projet était intéressant mais qu’on ne comprenait pas son aspect transmédia. Certains lieux ont compris pourtant ! Nous avons ouvert pour les Young Gods à Annecy dans un festival d’art contemporain, nous sommes intervenus en tant que collectif au FRAC de Paris et de Rouen… Le milieu de l’art contemporain est plus ouvert au fait d’intégrer de la musique que l’inverse. Le Confort Moderne à Poitiers est un bel exemple d’endroit qui me semble parfait pour ce genre d’ambiance. Deux salles de concert, un espace d’exposition, un disquaire à l’intérieur, un espace café/bar/restaurant, une librairie… Tout est mélangé dans un seul et même espace ! J’y étais intervenue deux fois : pour Ellah A. Thaun et pour réaliser une bande-son pour Adrien Durand du Gospel. Dans l’idéal, il faudrait qu’il y ait ce genre de lieu partout ! Maintenant, les salles de concert sont de plus en plsu en périphérie des villes, ce sont des espèces de blockhaus où tu as des petites et des grandes salles défendant les mêmes genres musicaux. Nous avons fait très peu de plateaux avec des projets électroniques ou des groupes hip hop et je trouve que c’est vraiment dommage. Je voudrais tout décloisonner et mélanger.
Je suis complètement obsédé aussi par le morceau Time. Again. Allergic. C’est ton hommage personnel aux années 90 et au post-hardcore ?
C’est marrant que tu me dises ça parce que ce titre est un hommage direct au groupe qu’avaient les membres de Ellah A. Thaun auparavant. C’était du post-hardcore et j’étais complètement fascinée quand je les voyais en live. Leurs riffs étaient géniaux ! Comme tu le dis, c’est aussi un hommage à la toute fin des années 90 et à la jonction avec le début des années 2000. Je pense notamment au groupe …And You Will Know Us by the Trail of Dead qui mélangeait le rock indé et alternatif avec l’émo ou la pop. Time. Again. Allergic est une chanson que j’ai écrite sur le voyage dans le temps et je trouvais ça justifié de mélanger différentes temporalités au sein du même titre. Lorsqu’on la joue en live, il se passe quelque chose de presque malsain. Un peu comme si la chanson décrochait vers quelque chose et qu’elle était rattrapée à chaque fois…
Quand pourra-t-on d’ailleurs constater ça en live ? Une tournée est-elle prévue bientôt ?
C’est en négociation, il reste beaucoup de boulot. Je suis un peu surprise par l’économie actuelle qui est très prudente et qui fait qu’on ne peut pas annoncer de tournée directe, à notre niveau, à la sortie du disque. Ça me paraît dingue de voir des groupes faire une release party des mois après la sortie de leur album. En tout cas, on fera des concerts à l’automne et il y aura une première partie de tournée entre mi-septembre, octobre et décembre. Si tout va bien, cela continuera tout au long de l’année 2026… On s’est dit tous ensemble que nous n’avions plus jamais envie d’arrêter de tourner. Lorsqu’on a fait un break de neuf mois et qu’on a repris le live, j’avais mal au dos ! Ellah A. Thaun : never ending story !
Photos : Julie Jarosz, Titouan Massé, Charlotte Romer
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