04 Oct 19 DIIV, il n’est jamais trop tard pour apprendre
Les traits fins, une silhouette fragile : Zachary Cole Smith traîne un air d’éternel adolescent. Et pourtant, l’américain fêtera bientôt ses 35 ans. Pas franchement une bagatelle au regard de ses dernières années, minées par les problèmes de drogues et l’exposition médiatique de sa relation avec la chanteuse et actrice Sky Ferreira. Comme si ses longs cheveux blonds n’avaient pas suffi à le rapprocher du cas Cobain, il devait aussi en répéter le funèbre scénario. Mais un symbole en appelle un autre, et c’est le crâne désormais rasé que ‘Cole’ s’avance pour défendre Deceiver, le troisième album de DIIV. Une renaissance à plus d’un titre : le disque délaisse la reverb et les enchevêtrement de guitares de ses prédécesseurs pour une approche plus directe, saturée et hypnotique. Un parfaite réussite qui rappelle à certains endroits les mélodies en fusion de My Bloody Valentine.
J’ai été complètement bluffé par le son de Deceiver. Qu’est-ce qui vous a amené à prendre ce virage formel ?
Zachary Cole Smith : Sonny Diperri (producteur du disque et collaborateur de groupes tels que Bloody Valentine, Nine Inch Nails, Protomartyr…) nous a beaucoup apporté sur ce point. Jusque-là, on avait plutôt tendance à multiplier les pistes et les effets. Lui nous a montré à quel point on peut obtenir plus avec moins (‘Less is more‘ en VO). Nous avons donc réduit les parties de guitares et les pédales d’effet afin que notre son soit plus direct et puissant, en quelque sorte. C’était vraiment une leçon riche d’enseignements pour nous.
Pour être honnête, je trouvais que les qualités d’écriture d’Oshin (2013) et Is The Is Are (2016) se trouvaient affectées par trop de reverb et de delay. Là, vous semblez avoir franchi un palier. Alors aujourd’hui, quel regard portez-vous sur ces deux premiers albums ?
Colin Caulfield (basse) : On a toujours été satisfait par nos albums en sortant du studio. Ils étaient tels qu’on voulait qu’ils sonnent. Mais nous avons à chaque fois évolué en tant que groupe et Deceiver fait partie de ce cheminement. Il n’aurait pas pu exister sans Oshin et Is The Is Are. On reste donc fier de ces deux disques même si notre son est aujourd’hui différent.
Au-delà des effets techniques et du mixage, votre manière de composer a-t-elle aussi évolué ?
Oui, complètement. C’est devenu un processus bien plus collaboratif au sein du groupe. Cole se chargeait de tout auparavant. A présent, on compose ensemble dans une même pièce. On se sent aussi plus à l’aise pour échanger nos idées, s’exprimer avec honnêteté, explorer et avancer ensemble.
Zachary Cole Smith : On voulait que les morceaux de cet album puissent être joués par chacun d’entre nous sur une guitare acoustique, ce qui n’était pas possible avec les anciens morceaux. Notre méthode a donc été de s’approcher du travail d’un singer-songwriter classique avec pour modèle Elliott Smith mais aussi Big Thief et Alex G pour citer des artistes plus récents.
Tu as d’ailleurs enregistré une reprise du Icehead d’Alex G en 2017, ainsi qu’une reprise de Cow de Sparklehorse. Cet exercice a-t-il contribué à faire de toi un meilleur songwriter ?
Cette année-là, nous avons marqué une pause en tant que groupe mais nous avons continué la musique chacun de notre côté. Je voulais en apprendre plus sur le processus d’écriture des chansons. Je me suis donc amusé à faire quelques reprises comme celles dont tu parles pour tenter de récréer leur ambiance ou leur état d’esprit particulier. Par exemple, Cow de Sparklehorse provoque des émotions ambivalentes : c’est un titre à la fois entraînant et pourtant assez triste. J’ai donc essayé de comprendre ce qui musicalement permettait de ressentir ça. Dès qu’on s’est remis à jouer tous ensemble, nous avons poursuivi cet apprentissage.
J’ai également été surpris l’année dernière de voir que vous partagiez une tournée nord-américaine avec Deafheaven. Peut-on imaginer que le son plus heavy de Deceiver soit aussi dû à cette expérience ?
Colin Caulfield : Oui, tourner avec Deafheaven nous a énormément influencés. Pour nous, ils sont comme des grands frères, ils ont traversé des expériences similaires aux nôtres et sont parvenus à devenir un groupe accompli. Leur approche de la musique est aussi semblable : ils puisent dans différentes influences pour essayer de créer quelque chose qui échappe aux définitions. Les voir y parvenir est incroyablement stimulant pour nous. Pour toutes ces raisons, on se mettait la pression pour atteindre leur niveau. Ouvrir pour eux a été une bonne occasion de tester nos nouveaux morceaux. On avait en face de nous des fans de métal qui nous regardaient fixement, les bras croisés, et il fallait provoquer une réaction chez eux. C’était un sacré challenge. Mais je pense que cela nous a donné suffisamment confiance en nous pour produire un album plus sombre, lourd et puissant.
Comme Deafheaven, vous vivez depuis quelques temps à Los Angeles. Qu’est-ce qui vous a poussé à quitter New-York ?
Toutes les villes évoluent mais New-York a changé vraiment très rapidement. Le cœur de la scène dont on faisait partie s’est désagrégée. Beaucoup d’amis sont partis, notamment à cause de l’explosion du prix des loyers. Beaucoup d’endroits qu’on aimait ont aussi fermé, donc quelque chose s’est perdu pour nous. A Los Angeles, nous avons retrouvé une communauté très soudée, avec Deafheaven et beaucoup d’autres musiciens. Sans parler de l’espace dont on peut bénéficier ici pour vivre et faire de la musique ! Rien à voir avec la lutte quotidienne que représente la vie à New-York.
Pensez-vous que la ville soit en train de mourir artistiquement ?
Non, dans tous les cas, je ne pense pas qu’une ville de ce type puisse mourir artistiquement. Ce n’était juste plus le bon endroit où vivre pour nous. Mais je pense sincèrement qu’on y trouve toujours plein d’artistes géniaux. New-York est une ville super quand tu es jeune. La vie y est compliquée et elle nécessite de se battre en permanence. Tu y apprends beaucoup sur toi-même et sur le fonctionnement de la société. Mais en vieillissant, tu ressens moins la nécessité d’en passer par là pour avancer.
Pourquoi avoir intitulé cet album Deceiver (Trompeur en V.F.) ?
Ce titre est venu en dernier, après l’enregistrement de l’album et même après le choix de la pochette. C’est en contemplant tous les éléments qu’on a réalisé que l’album était traversé par cette idée de mensonges, de déceptions. On a tous connu cela ces dernières années. Mais ironiquement, le processus de création en lui-même a été très positif et honnête. C’est donc un regard prospectif qu’on porte à travers ce titre. Et puis il a le pouvoir de te confronter, de te sauter au visage, un peu comme Violator de Depeche Mode qui a beaucoup influencé Cole.
Taker est mon morceau préféré de l’album. J’aime particulièrement cette phrase : ‘Chasing the pain with pain‘. Cole, peux-tu m’expliquer quel sens tu lui donnes ?
Zachary Cole Smith : C’est un morceau qui parle de l’addiction de façon explicite… [ll cherche longuement ses mots] Beaucoup de drogues ont pour but d’évacuer la douleur mais elles apportent aussi leur lot de souffrances. C’est un cycle sans fin. Tu souffres de manque quand tu en es privé, tu souffres de voir ses ravages quand tu en as… Cette idée de piège est au cœur du morceau.
Au Denver Post en 2017, tu disais que Is The Is Are parlait de remonter définitivement la pente après une période d’addiction, mais que tu avais découvert que la réalité n’était pas si facile. Quel regard portes-tu là-dessus aujourd’hui ?
En premier lieu, je tiens à dire que je ne suis pas un cas unique dans ce scénario. Beaucoup de gens connaissent des problèmes d’addiction, tout spécialement aux Etats-Unis. Et pour beaucoup, aller mieux veut dire rechuter à un moment. ‘La rechute fait partie de la guérison’, ‘l’échec fait partie du succès’, etc. On m’avait déjà expliqué tout ça à l’époque. Mais je crois que j’avais besoin d’une réponse plus facile à ce moment-là. Je me suis finalement aperçu par moi-même que, dans ce genre de situation, il n’y a jamais rien de facile ou d’évident. Ça nécessite beaucoup de temps et de travail sur soi pour le réaliser. Je n’en étais pas là pour Is The Is Are. J’ai d’ailleurs rechuté pendant la création de cet album. Deceiver est un disque bien plus honnête en ce sens. La différence aujourd’hui, c’est que j’essaye juste de grandir.
Crois-tu qu’il est nécessaire de partager cette expérience avec ton public, ou que celui-ci doit connaitre ton histoire pour pleinement apprécier Deceiver ?
Non, pas du tout ! Une partie du message que j’ai appris en guérison, c’est que les attitudes pour s’en sortir peuvent aussi s’appliquer dans de nombreuses situations. Savoir lâcher prise, se regarder en face avec honnêteté… Ce ne sont pas des outils propres à l’addiction. L’addiction n’est pas le problème en soi, c’est un symptôme qui cache d’autres problèmes. Ce disque ne parle pas que de l’addiction, et je tiens à ce que les gens le comprenne. C’est bien plus universel que ça. Et pour en revenir à l’addiction, même si on n’est pas directement concerné, on connait presque tous quelqu’un qui en souffre. Ce n’est pas un phénomène marginal.
Pour terminer, je voulais parler de la pochette de ce disque. Je la trouve vraiment superbe. Pouvez-vous m’en dire deux mots ?
Colin Caulfield: On s’est longuement interrogé sur ce à quoi elle devait ressembler. Cole voulait que ce soit un visage pour appuyer l’idée de confrontation. Comme si on se retrouvait face à un miroir. Pratiquement au même moment, on a découvert le travail de ce peintre australien, Rhys Lee. La toile qui figure en pochette de Deceiver s’appelle Collodi’s Puppet. Elle représente un masque de Pinocchio. Collodi est d’ailleurs l’écrivain à l’origine de Pinocchio. Personnellement, je ne l’aimais pas beaucoup au départ mais on a tous fini par tomber d’accord dessus au bout d’un moment. Il y a beaucoup d’éléments qui permettent de la relier au son de notre album, comme cet espèce de bazar de couleurs et d’émotions.
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