
26 Juin 20 Deftones, révolution longue conservation
Le mercredi 17 juin, à quelques heures du vingtième anniversaire de son mythique album White Pony, Deftones donnait une conférence de presse virtuelle sur Zoom, à laquelle étaient conviés plusieurs médias européens, Mowno compris. Derrière leur écran, à 10h du matin heure californienne, Chino Moreno, Abe Cunningham (batterie) et Frank Delgado (claviers) étaient tout entier disposés à revenir sur ce que beaucoup considèrent comme l’apogée de la carrière du groupe de Sacramento, sur cette oeuvre libératrice qui n’a cessé depuis de guider ses auteurs, et influencer plusieurs générations à suivre. Souvenirs, anecdotes, analyses à froid… Morceaux choisis de ce qui s’y est dit.
White Pony est souvent décrit comme un album qui a changé les choses. Selon vous, vingt ans plus tard, qu’est-ce qui connecte encore les gens à ce disque, qu’ils aiment le métal ou non ?
Abe Cunningham : Bonne question, mais je suis sur que la réponse sera différente chez beaucoup de gens. C’est un album qui s’est consumé lentement dans le sens ou, chaque fois qu’on l’écoute, on le comprend et l’intègre un peu plus. Comme si c’était un disque longue conservation.
Chino Moreno : Oui, nous étions dans une bonne passe. Nous expérimentions beaucoup, c’était un moment assez magique. Nous avions déjà sorti deux albums, voyagé à travers le monde, vu beaucoup de trucs, et étions capables d’essayer de faire quelque chose de différent. En fait, nous avons fait selon nos habitudes, sauf que tout s’imbriquait plutôt bien, on devenait plus populaire, et nous avons pris le risque de prendre un virage. Je crois que ce courage que nous avons eu, cette confiance que nous avions en nous, et faire cet album comme nous l’avons fait sont autant de raisons qui expliquent pourquoi nous sommes toujours sur les rails aujourd’hui.
Avec le recul, que pensez-vous que White Pony dévoile sur les Deftones en tant qu’hommes de l’an 2000 ?
C’était une période un peu folle pour nous tous. J’avais 26 ans, j’étais encore assez jeune et plein de vie. Du coup, White Pony reflète forcément cet état d’esprit à ce moment là de nos vies. Nous avons vécu ensemble, on passait la moitié de notre temps à travailler à Sausalito, juste à côté du Golden Gate Bridge de San Francisco. On squattait sur des péniches, j’en partageais une avec Abe, Frank était avec Stephen, et Chi avait un appartement. Tous les jours étaient comme une nouvelle aventure. C’est marrant parce que c’est assez difficile pour moi de me souvenir de l’enregistrement de morceaux en particulier. Je me souviens plus du contexte dans lequel nous avons travaillé, à quel point on a pris notre pied et vécu parmi les meilleurs moments de notre vie. Ca a été une expérience libératrice, un grand saut. Chaque fois que j’écoute cet album, ca me transporte dans le passé, c’est évident.
Peu de groupes survivent à leur plus gros succès commercial. Quelles sont les choses qui restent de White Pony quand, aujourd’hui, vous prenez chacun vos instruments ?
Comme je le disais, certainement la confiance qu’on en a tiré et qui nous a suivi pendant toutes ces années, chaque fois que nous avons enregistré et que nous avons eu envie d’essayer de nouvelles choses. White Pony a brisé le moule dans lequel on était depuis les débuts du groupe. Quand on a commencé, on avait aucune idée de là ou nous voulions aller, de ce que nous voulions être. Cette expérience s’est donc avérée bénéfique pour nous au fil du temps.
Frank Delgado : Oui, c’est certain. A mi-chemin, nous avions tous le sentiment que nous étions en train d’enregistrer quelque chose de spécial.
Abe Cunningham : Nous avions déjà assez d’expérience pour nous sentir assez libres, et le studio était assez incroyable. De grands albums ont été enregistré là-bas. Quand vous entrez, vous ressentez le poids du passé, et vous avez envie vous aussi de marquer votre passage. C’était assez dingue de se retrouver là ou Stevie Wonder a capturé Songs in the Key of Life, ou Prince a enregistré… Tout ça m’a fasciné. Je suis reconnaissant d’avoir pu faire ça et de continuer de pouvoir le faire aujourd’hui.
La contribution de Maynard James Keenan reste un des grands moments du disque. Comment cette occasion s’est-elle présentée ?
Chino Moreno : C’est clairement un grand moment du disque, très inattendu puisqu’on n’envisageait pas ça du tout à la base. Il est venu lors d’une de nos répétitions à Mates, là ou nous répétons encore parfois. Il s’est plus ou moins mis dans la position d’un producteur exécutif. Il s’asseyait, jouait avec divers trucs. Ca m’a donné l’impression que, rien que par sa présence, il était impliqué dans l’album depuis le départ. Un peu plus tard, il a passé une tête en studio alors que nous étions en train de travailler sur Passenger, un des derniers morceaux que nous avons écrit et pour lequel je n’avais pas encore d’idée. Donc je lui ai proposé qu’on l’écrive ensemble, et on l’a bouclé en seulement quelques heures. C’était drôle de collaborer ainsi avec quelqu’un de ce calibre. Pour moi, en tant que chanteur, c’était spécial.
La légende dit que Chino et Stephen avaient l’habitude de se disputer en studio au sujet du son à adopter. A quel moment avez-vous réalisé qu’il y avait une synergie qui naissait, que cette tension entre vous deux devenait productive, et que tout cela amenait à quelque chose qui n’avait jamais existé auparavant ?
Au milieu de l’enregistrement, toujours. Ca nous a pris un certain temps, mais pas tant que ça finalement. Malgré ce que beaucoup pensent de Stephen parce qu’il est le plus métal du groupe, il n’écoute pas que ça. Il écoute aussi pas mal de musique plus douce. Nous avons tous nos goûts, mais nous en avons aussi beaucoup en commun. Nous n’étions pas toujours d’accord sur les mises en place des morceaux, sur ce qui convenait le mieux à tel ou tel moment. Puis au fur et à mesure, on a pris conscience que ça nous emmenait vers quelque chose de spécial. Tu n’as pas toujours ce sentiment quand tu composes, donc c’était cool. Je me souviens de ça alors que nous étions sur Digital Bath. Chaque soir, en sortant du studio, nous écoutions les prises dans notre voiture de location, une Mustang jaune. Je me rappelle m’être fait cette remarque en descendant Sunset Boulevard pour rejoindre la maison.
Abe Cunningham : Je me souviens que la première fois ou ta voix et les deux guitares ont vraiment fonctionné ensemble, c’était sur Change. Ce morceau a vraiment donné le ton de l’album. On a ensuite enchainé avec Digital Bath.
Chino Moreno : Je me souviens que ça sonnait exactement comme je voulais que ça sonne, comme je l’imaginais dans ma petit tête. Aussi, je réalisais la chance que nous avions de pouvoir enregistrer un troisième album. Nous étions en train d’évoluer comme nous le voulions. C’était magique.
Vous avez dit vouloir prendre vos distances avec le nu metal, pour ne pas vous retrouver piégés dans une mode, et ainsi durer plus longtemps. Avez-vous ressenti une certaine pression de la part des fans ou de l’industrie musicale qui voulaient vous voir rester dans cette voie plutôt que de vous inciter à creuser votre propre sillon ? Avez-vous le sentiment d’avoir été soutenu dans votre démarche ?
Abe Cunningham : Nous avons toujours évolué dans notre propre bulle. Avant White Pony, nous n’avions qu’un tout petit succès, on passait peu à la radio, nos clips passaient de temps en temps sur MTV. Nous n’avions donc pas vraiment de pression. On existait déjà depuis quelques années, en faisant seulement ce qu’on voulait. Donc cette direction était totalement voulue, notre souhait était d’explorer. A ce moment là, nous étions plutôt seuls donc rien de ce genre est arrivé avant que l’album sorte. C’est après que les gens ont commencé à se demander ce qui allait se passer ensuite. La seule pression, c’est celle que nous nous mettions nous-mêmes.
Vous êtes revenus sur la difficulté de trouver de la place pour les deux guitares mais, Frank, qu’en est-il de ton intégration ? Tu étais sur quelques morceaux de Around The Fur, puis tu as tourné avec le groupe avant d’en devenir un membre à part entière. Quel a été ton ressenti sur ta propre évolution, et sur ton approche discrète du djing comme la qualifiait Abe il y a quelques années ?
Frank Delgado : Honnêtement, trouver ma place a toujours été pour moi un processus d’apprentissage, surtout sur des titres qui existaient déjà avant que j’arrive. J’ai toujours été habitué à assaisonner les morceaux. Pour White Pony, j’intervenais pour une fois bien plus en amont que d’habitude, mon apport a donc parfois pu donner une direction. Comme tout musicien, je continue d’apprendre que l’espace est bénéfique à une chanson, bien plus que le fait que tout le monde joue en même temps. On avait pleinement conscience de cela au moment de composer l’album, et ça m’a aidé à trouver ma place. Personnellement, j’essayais coute que coute de sonner comme un synthé ou un sampler alors que je n’en avais pas. Je faisais avec les moyens du bord, comme je continue de le faire aujourd’hui.
Comment comptez vous célébrer ce vingtième anniversaire ?
Abe Cunningham : Avec du champagne. 20 ans, c’est dingue. En plus, c’est sorti le jour de l’anniversaire de Chino.
Chino: Je vais avoir 22 ans… On va sortir une réédition un peu plus tard cette année, avec une version remixée qui s’intitulera Black Stallion. Il y aura différents remixes, beaucoup de gens, dont certaines personnes qui ont directement influencé l’album. C’est pour boucler la boucle. Cette idée, on l’a depuis 20 ans. Je pense qu’on voulait même remixer White Pony avant de commencer à l’enregistrer. On a toujours plaisanté avec ça, mais ça devient concret.
Frank Delgado : Ce qui est dingue aussi avec White Pony, c’est que nous avions le logo avant même qu’on enregistre l’album. Il était aussi en fond de scène avant qu’on écrive le moindre morceau. Pour cette idée de remixes, c’est pareil. On avait déjà le titre Black Stallion avant, et on fantasmait sur le fait que Dj Shadow remixe un des titres. Ce n’est que plus tard, en le croisant, qu’on lui a proposé. Il ne nous connaissait pas, et pensait que nous étions un groupe de ska. Il nous a demandés de lui envoyer nos sons alors qu’ils étaient ni composés ni enregistrés. C’était dingue. Mais au final, c’est drôle parce qu’il sera sur le disque. Pour toutes ces raisons, la sortie de cette réédition est légitime.
White Pony est souvent mis en avant au sein de votre discographie. Est-ce que cet album et l’accueil qu’il a reçu de la part des fans comme de la critique a mis une certaine pression sur ceux qui ont suivi ?
Chino Moreno : Je pense oui parce que ces risques que nous avons pris avec succès nous ont comme donné le sentiment que nous pouvions réussir dans toutes nos expérimentations. Mais ça ne fonctionne pas toujours, y compris quand tu adoptes de nouveau la méthode consistant à prendre son temps et à travailler quand tu le souhaites. On l’a appris à nos dépends. La pression, on se l’est donc mise tout seul, même si le label nous l’a mise aussi. Je trouve ça bizarre d’ailleurs parce qu’ils nous ont signé au moment d’Adrenaline, c’est à dire quand nous n’étions pas du tout formaté pour la radio. White Pony a changé les choses à ce niveau là donc, ensuite, le label voulait des singles, et nous finissions par être heureux que lorsqu’on leur livrait. Tout cela est parfois venu empiéter sur le plaisir que nous prenions à jouer de la musique. Désormais, nous passons donc au dessus de tout cela, nous ne nous projetons pas sur la façon dont les morceaux vont être exploités. Nous faisons seulement en sorte d’être content de notre travail.
Chino, tu as préféré écrire des histoires plutôt que de t’inspirer de ton cas personnel dans les paroles de ce disque. Comment est venue cette volonté ? D’ou tirais-tu ton inspiration alors, à l’époque ?
Chino Moreno : Je crois que c’est assez libérateur de pouvoir écrire des choses qui n’ont rien à voir avec ta vie personnelle. En 2000, c’était assez original de faire cela car nous sortions de l’ère grunge ou tout le monde s’apitoyait sur son sort, son enfance. J’ai donc préféré imaginer, développer d’autres idées, comme si je peignais des images en me laissant inspirer par les sons du groupe. Tu vois ce que je veux dire ? C’était une façon de sortir de ma propre personne, de libérer mes émotions.
White Pony a été le premier album pour lequel vous avez été récompensé. Vous avez remporté un Grammy Award pour le morceau Elite. Quel sentiment cela vous a t-il procuré sur le moment ?
Frank Delgado : C’était assez dingue. J’ai toujours regardé les Grammys à la télé avec ma mère. Nous étions invités, nous étions nominés. On était assis dans la salle, assez haut, alors que tous ceux qui gagnaient étaient en bas. Nous étions certains de ne rien gagner, on kiffait le moment. Puis ils nous ont appelés et on s’est dit ‘What the fuck?’. On est donc descendu, on a sauté les barrières, la sécurité se demandait qui nous étions, ça a pris tellement de temps pour rejoindre la scène. C’était surréaliste pourtant il est encore sur mon étagère, plein de poussière. Ca vaut ce que ça vaut mais, pour des gamins de Sacramento qui essayaient juste de jouer de la musique, ça a été une sacrée reconnaissance de la part de nos pairs.
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