13 Sep 24 Dame Area, aller simple pour le paroxysme
C’est ainsi, certains sons nous font plonger brutalement jusqu’aux tréfonds de notre humanité, à l’endroit exact où celle-ci bascule dans quelque chose d’autre, qui peut-être tout autant l’animalité que la divinité. Une rythmique tribale, un cri grattant tous les vernis de civilisation dont nous nous recouvrons, et voilà que nous sommes poussés vers cet au-delà de nous-mêmes qui, pourtant, est notre fondement, notre inspiration, et peut-être même notre direction. Dame Area, comme son nom l’indique, nous donne de l’air, de cet air qui nous libère de toutes nos compromissions et nous renvoie à ce qui est originaire en nous. Toda La Verdad Sobre Dame Area, le nouvel album des catalans, remplit cette fonction à la perfection, et représente même l’acmé du duo : impitoyable dans ses percussions, hypnotique et inquiétant dans ses synthés à la Suicide, revendicatif et incendiaire dans son chant, il représente une expérience dont l’extrême exigence concerne aussi bien le corps que l’âme. Il fallait bien rencontrer ses auteurs pour essayer de faire un peu de lumière sur l’une des œuvres les plus intrigantes de 2024, et c’est à Torremolinos, à une encablure de Málaga, que l’on parvient à rencontrer Silvia Konstance et Viktor L Crux. La chaleur est accablante en ce vendredi après-midi d’août, quelques heures avant la performance de Dame Area à la Canela Party, mais le duo qui nous accueille dans le hall de son hôtel semble l’emmagasiner pour la restituer un peu plus tard, au coeur de la nuit, dans une musique qu’il ne fait vivre qu’en l’improvisant.
Votre nouvel album est sauvage, puissant et étrange. Il agresse l’auditeur mais le met également, dans le même temps, en mouvement. Quelle est sa genèse ? Suiviez-vous des intentions précises en le réalisant ?
Silvia : Oui, on l’a élaboré comme une réponse à notre album précédent, Toda la Mentira Sobre Dame Area, qui était beaucoup plus mélodique et expérimental ; c’est en quelque sorte son jumeau remuant. Nous voulions surtout représenter ce que nous sommes en live. Beaucoup de personnes venant à nos concerts étaient surprises : elles avaient écouté quelque chose de mélodique et de dansant chez elles, et se retrouvaient confrontées à une performance beaucoup plus intense et brutale. C’était important de prendre en compte ces réactions, et faire en sorte que le public puisse écouter sur disque quelque chose qui soit fidèle à ce qu’il avait pu voir et entendre en salle. C’était vraiment cela notre objectif, amener sur album la partie la plus intense, la plus crue, la plus dynamique, la plus réelle, la plus percutante de nous-mêmes. En ce sens, il s’agit d’une recherche de vérité. En allant en studio, nous voulions que les percussions et la voix ressortent beaucoup plus fortes.
Viktor : C’est effectivement l’expérience de la scène qui a conditionné la création de cet album. Tous les morceaux qui y figurent ont d’abord été joués en live avant d’être enregistrés, ce qui correspond à la démarche inverse de celle que nous avions adoptée pour tous nos autres disques. Cela a amorcé une évolution de notre musique vers une dynamique plus forte. Nous avons beaucoup travaillé la dynamique.
Vos rythmiques sont assez tribales. D’où cela vous vient-il ? Vous vous inspirez de traditions culturelles existantes ?
Silvia : Je crois que nous avons deux influences très fortes qui expliquent cela. La première, c’est le flamenco, la seconde est italienne avec les disques de Franco Battiato mais aussi une chanson populaire napolitaine, Secondo Coro Delle Lavandaie de Roberto De Simone (enregistré avec la Compagnia di Nuovo Canto Popolare en1976, ndlr), dans laquelle on peut entendre des voix de femmes en transe sur fond de percussions tribales. Nous nous passions souvent cette chanson dans notre local, et nous nous sommes demandés ce que ça donnerait si nous reprenions sa rythmique et sa façon de chanter sur un album entier. En ce qui concerne la partie flamenco, le quartier dans lequel nous vivons a connu une forte immigration de l’Espagne du Sud, ce qui explique que, lorsque nous nous y baladons, nous y entendons et voyons souvent des gens chanter et jouer du flamenco.
Viktor : En ce qui me concerne, j’ai de la famille andalouse. Le cousin de mon père était un chanteur de flamenco professionnel, pas trop connu du grand public mais tout de même important dans le genre. Ma mère étant d’Andalousie et mon père d’Extrémadure, je me suis donc naturellement intéressé au flamenco. Et le fait d’en entendre dans la rue, comme le disait Silvia, m’a amené à vouloir l’utiliser dans une chanson. Et dans ce disque, il y a clairement cette influence. Ce qui est intéressant avec le flamenco, c’est qu’il ne propose pas de rythmes faciles, il faut vraiment les travailler pour se les approprier. Ça marche à l’imprégnation, ce qui suppose du temps et beaucoup d’efforts.
Silvia : Nous avons développé notre rythmique sur plusieurs années et, à nouveau, c’est le live qui explique cela. Ainsi, les percussions de Tú Me Hiciste Creer, sur le nouvel album, ont été développées sur scène. Nous les avons fait évoluer petit à petit avant de trouver leur forme finale, et cela montre bien notre manière de procéder, qui suppose de beaucoup expérimenter avant de trouver le bon usage des rythmes traditionnels.
Le premier titre, Si No Es Hoy Cuando, est fortement inspiré par Suicide, mais comme si l’angoisse portée par la musique de Martin Rev et Alan Vega s’était transmuée en puissante revendication…
Silvia : Oui, l’influence de Suicide est là, mais avec ce morceau, on a cherché à augmenter la cadence, la rythmique, jusqu’à l’amener le plus loin possible, en y intégrant des éléments noise rock, à la manière de Sonic Youth ou Big Black. Nous avions ce projet de recréer le son d’une guitare pleine de distorsion, et de le coupler avec tout ce qui, chez Suicide, par un effet de répétition, mène à une forme de transe, afin d’aller toujours plus haut, jusqu’à provoquer une explosion finale.
Ces influences étaient déjà présentes dans votre musique, mais elles ne se sont jamais exprimées avec autant de radicalité. Qu’est-ce qui explique cela ? L’état du monde, la brutalité ambiante et l’obligation de lui faire face ?
Viktor : Je pense que ce que nous aimons, tous les deux, c’est que notre musique soit ouverte aux interprétations. En ce qui concerne les paroles, plus particulièrement, je suis attaché au fait de pouvoir leur donner plusieurs significations tout en les ancrant dans notre présent. La condition pour que l’on puisse toujours écouter nos morceaux dans vingt ans, c’est qu’ils ne soient pas dépendants de l’actualité. Le fait que tout ne soit pas explicite dans la musique permet à chacun de s’y retrouver.
Silvia : Et puis, comme nous venons de le dire, nous ne déconnectons pas la musique que nous composons de sa performance live. L’idée, c’est surtout de faire bouger les gens, de leur faire comprendre qu’ils peuvent agir à leur tour. Ce à quoi nous aspirons, c’est de faire en sorte que notre musique insère dans leur quotidien des émotions, des idées, capables de les mettre en mouvement.
Viktor : Cela ne signifie pas pour autant que la musique doit être politique. Elle peut se vivre à un niveau personnel, sans être connectée à un projet collectif précis, et ainsi s’adresser à tous. Ce que nous n’aimons pas, c’est que les gens restent indifférents. Il s’agit de les réveiller, mais chacun selon ses capacités, sa disponibilité, son vécu. La question que nous nous posons, sur disque comme en concert, c’est : à quel point êtes-vous capables de vous réveiller ?
Vous êtes de Barcelone. De quelle manière la ville vous influence-t-elle ?
Silvia : Il y a un lien très étroit entre l’underground de Barcelone et nous. Nous faisions partie d’une association (Màgia Roja, à la fois label, salle de concerts, tourneur qui n’existe plus depuis 2019, ndlr) qui avait réussi à construire une communauté très forte. Dame Area s’est nourri de cet environnement multi-culturel, qui faisait venir des artistes de toute l’Europe pour qu’ils s’y produisent. On y a vécu et nos premiers essais musicaux, que ce soit sur scène ou en studio, pour notre propre compte ou pour celui d’autres groupes, se sont réalisés là-bas et étaient inspirés par l’ambiance qui y régnait. Sans l’existence de Màgia Roja, Dame Area n’existerait pas.
Cette idée d’un espace propice à la création ne se retrouve-t-il pas dans le nom du groupe, puisque Dame Area signifie en espagnol ‘donne-moi de l’espace’ ?
Viktor : Le nom du groupe vient d’un heureux hasard. Silvia avait dit un jour en italien dame aira, qui signifie ‘donne moi de l’air’, et moi j’avais compris dame area, c’est-à-dire, littéralement, ‘donne moi de l’espace’. Nous n’avons pas réfléchi sur le coup au sens, mais nous avons tout de suite aimé l’aspect poétique, libéré des usages courants du langage, dans la mesure où, en espagnol, lorsque l’on veut demander de l’espace, on ne dit pas ‘dame area’ mais ‘dame espacio’.
Vous chantez en espagnol et en italien. Qu’est-ce qui dicte le choix de la langue ?
Silvia : Ça arrive de façon plutôt naturelle. Parfois, j’improvise l’écriture des paroles, après avoir écouté la musique, en notant les images que je voie ou les idées auxquelles je pense ; parfois c’est plus contrôlé. Mais j’ai l’impression que, ces derniers temps, c’est plus facile pour moi d’écrire en espagnol qu’en italien. Je trouve que l’espagnol cadre assez bien avec les mélodies et permet de faire plus facilement des rimes.
Viktor : Et pourtant elle est italienne ! (rires)
Silvia : C’est vrai mais, au fil du temps, je me suis rendue compte qu’à force d’écrire, je devenais chaque jour qui passe encore un peu plus espagnole. On s’éloigne de plus en plus de l’italien, et cela s’explique aussi par le fait que je n’ai que peu de références de groupes chantant en italien alors que j’en ai beaucoup en espagnol et que j’aime la façon dont les paroles sonnent. Mais j’ai aussi vécu en Turquie, et comme je parle la langue, cela m’arrive de l’utiliser pour écrire des morceaux. En fait, selon l’inspiration, je peux utiliser n’importe quelle langue pour explorer et exploiter sa musicalité.
Vous n’avez jamais songé à chanter en anglais ?
Viktor : Jamais. On aime les groupes qui chantent dans leurs langues, que ce soit le français, l’allemand, l’italien, le russe…
Silvia : Il y a déjà tellement de chansons chantées en anglais, y compris par des artistes dont ce n’est pas la langue maternelle, que cela justifie de vouloir utiliser la musicalité des autres langues. Je crois que chanter dans sa langue donne une impression de plus grande vérité. Quand un groupe utilise une langue qui n’est pas la sienne, j’ai toujours l’impression que la communication est plus difficile à établir avec les personnes qui l’écoutent ; en tant qu’auditrice, j’ai du mal à y croire, comme si la musique n’avait pas vraiment de réalité propre.
Est-ce que ce n’est pas plus facile d’échapper à l’anglais lorsque l’on fait de la musique électronique ?
Silvia : Je pense qu’effectivement c’est moins inhabituel de chanter dans d’autres langues dans ce genre de musique.
Viktor : La musique électronique utilise moins l’anglais que le rock. C’est peut-être lié aux origines, le rock ayant été crée aux Etats-Unis, les groupes se sentent obligés d’en reprendre la langue. La musique électronique, elle, est plus cosmopolite. Elle a différentes origines, comme l’Allemagne, la France ou l’Italie. Un groupe comme DAF, par exemple, peut bien chanter en allemand sans que cela ne choque qui que ce soit. De la même manière, dans le domaine de la musique industrielle, on trouve des groupes espagnols qui assument très bien d’utiliser leur propre langue.
La pochette de Toda La Verdad Sobre Dame Area est vraiment saisissante, avec ses crocs, ses deux mains gantées suggérant une relation SM, ce drap rouge, tendre par l’étoffe mais agressif par sa couleur. Elle répondait à un projet précis ?
Viktor : Sur le précédent album, la pochette montrait un visage dans l’eau, et pour celui-ci nous voulions travailler sur un visuel opposé afin que les deux pochettes rassemblées suggèrent la dualité mensonge / vérité. L’eau étant mouvante et fluide, il fallait donc trouver quelque chose de plus physique, de plus cru qui reflète notre nouveau projet musical. On a passé plusieurs mois à y réfléchir, à faire des essais avant de trouver la version qui nous satisfasse.
Silvia : C’était l’une des pochettes les plus difficiles à réaliser. On y a réfléchi longuement. L’idée initiale, c’était d’opposer l’eau et le feu. On a finalement abandonné le feu, mais on a gardé la couleur rouge qui peut le symboliser, et qui évoque aussi le sang.
Les mains qui apparaissent comme en suspension dans les airs, détachées de leurs corps, m’ont rappelé une fresque de Fra Angelico, Le Christ aux outrages, que l’on retrouve au couvent de San Marco à Florence (je la leur montre, on y voit le Christ au centre, les yeux bandés, avec quatre mains le frappant autour de lui). Avez-vous des références esthétiques qui guident votre travail, que ce soit celui de la réalisation des pochettes ou celui de composition de la musique ?
Viktor : Pour moi, l’influence de la pochette était plutôt surréaliste. C’est ce que m’évoque ces objets ou ces mains qui paraissent flotter d’une manière très étrange dans un espace indéterminé. Quand on fait de la musique, lors du premier jet, on ne se parle quasiment pas, ou simplement pour se mettre d’accord sur le tempo ou sur la direction à prendre. Et c’est là que des éléments culturels enfouis en nous peuvent, sans que l’on s’en rende compte, guider notre travail. La discussion entre nous n’intervient qu’après, une fois que nos morceaux ont déjà été structurés, et c’est alors que l’on peut parler entre nous des significations ou des influences. Il y a, par exemple, sur l’album, des influences involontaires du christianisme. Cela arrive inconsciemment parce que la religion imprègne notre environnement. J’ai une collection d’images religieuses, dont beaucoup avaient été laissées dans un appartement que l’on a occupé. J’aime beaucoup leur iconographie, leurs couleurs, leurs contrastes ou leur cruauté parfois.
Silvia : Il y a dans cet album des références nombreuses à la foi. Dans Devoción, par exemple, il y a une phrase provenant de la Bible, prononcée par Jésus : ‘Prenez, ceci est mon corps‘. Mais retirée de son contexte, elle n’a plus du tout le même sens et ne fait évidemment plus du tout référence à la religion. J’ai trouvé intéressant de la reprendre à notre propre compte.
Sur scène, vous improvisez beaucoup. Est-ce la condition pour provoquer l’étincelle qui conduira, peut-être, à changer la vie des gens ?
Viktor : On découpe la performance en plusieurs étapes pour conduire le public, petit à petit, vers un certain paroxysme. Il s’agit de monter ensemble vers un pic d’intensité. Et l’improvisation est essentielle pour arriver à ce point. Il faut s’adapter aux circonstances : cinq minutes avant le concert, on peut changer nos plans parce que, d’après ce que l’on a vu du public, on sait que ce qui était initialement prévu ne peut pas fonctionner.
Silvia : Il est essentiel de s’adapter à l’heure du concert, aux groupes jouant avant nous ou après nous, à l’état du public. C’est en fonction de tous ces éléments que l’on peut vraiment décider de ce que l’on va faire. Si on joue à 18 h, ce ne sera pas comme jouer à 3 h du matin, comme ce soir. Quand tu montes sur scène, il faut chercher la connexion avec les gens, essayer de ressentir ce qu’ils ressentent. Pour moi, il n’y a rien de plus important. Comment on y arrive ? Je n’en sais rien… Avec l’expérience, on trouve sa voie, sa façon d’interagir. On est à l’écoute de l’énergie du public. J’adore briser la barrière entre eux et nous et créer de la proximité. Et lorsque je vois quelqu’un qui, visiblement, est en dehors, j’essaye à tout prix de capter son attention pour qu’il continue de nous écouter.
Pour terminer, avez-vous vraiment dit toute la vérité sur cet album, Toda La Verdad Sobre Dame Area ?
Viktor : Il y avait une part de vérité sur Toda la Mentira Sobre Dame Area. Le nouveau, lui, a sa part de mensonge (rires sous entendus des deux) …
Photos : Titouan Massé (header), Bénédicte Dacquin, Romane Margueritte
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