
09 Oct 20 Cyril Cyril doit rester une réaction et non un calcul
Qui mieux que le duo genevois Cyril Cyril pour raconter l’étrange époque que nous traversons à l’aveugle depuis quelques mois ? Une des plus grandes curiosités de 2018 vient ainsi transformer l’essai avec un second album chez Born Bad Records. Bourré d’énergie et de groove, Yallah Mickey Mouse vient installer sa transe, sorte de bulle en apesanteur sur laquelle les ondes négatives ricochent, ou les gens se rassemblent pour danser dans la joie, ou plus rien ne compte alors qu’il en est tout autrement en bas. Le duo suisse revient donc pour nous sur la conception de ce nouvel album, l’origine de sa rencontre, ses influences majeures et, par la même occasion, souligne l’incroyable symbiose qui plus que jamais le caractérise.
Quelle est l’origine de Cyril Cyril et de votre rencontre ?
Cyril Yeterian : J’avais un autre groupe avant, mais que j’ai arrêté pour me consacrer à d’autres projets comme par exemple monter mon magasin de disque, Bongo Joe, qui est aussi un label. Pour dire vrai, je m’étais juré de ne plus remonter dans un van pour partir dans une énième tournée, parce que j’avais déjà pas mal fait ça entre mes 20 et 30 ans. Mais au final, ça m’a manqué de ne plus pratiquer la musique, et c’est à cette époque que j’ai rencontré Cyril. On vivait dans la même ville, on ne se connaissait que de réputation, et la seule chose qu’on avait vraiment en commun, c’était nos prénoms parce qu’en soit nos parcours étaient vraiment très différents. On a chacun évolué dans des scènes assez opposées, lui dans un milieu plutôt expérimental, et moi au sein d’une scène plutôt rock, blues et world. Puis un jour, on a publié sur Bongo Joe le deuxième album de La Tène, l’autre groupe de Cyril, et c’est là qu’on a commencé à discuter. Je me rappelle lui avoir demandé s’il pouvait me prêter son local de répète et il a accepté à une condition : qu’il soit présent et qu’on tente de jouer ensemble pour voir ce que ça donnerait. Ça a été une sacrée rencontre parce qu’à ce moment là, ayant arrêté de jouer pendant un bon moment, je doutais un peu de mes capacités de musicien. Mais finalement on a réussi à trouver un langage commun et tout est parti de là.
Cyril Bondi : C’est vrai qu’en général, quand tu démarres un groupe, tu choisis des gens qui évoluent plus ou moins dans la même scène que toi, avec qui tu as des affinités et des influences communes. Là, ce n’était pas du tout le cas ! Il me parlait de ses références et je ne connaissais rien, et c’était pareil inversement. Mais au final, j’ai pris ça comme un luxe de découvrir une personne qui avait de l’expérience dans un domaine dans lequel je n’avais aucune attache. Ça a permis à chacun de proposer des trucs sans que l’autre y voie forcément une référence, de tenter des choses très hybrides sans que ça gêne, et ça a créé un rapport de confiance très plaisant.
Quelles sont d’ailleurs vos influences musicales majeures, vos derniers coups de cœur, ou vos inspirations plus générales, autres que musicales ?
Dans mes derniers coups de cœur, il y a le nouvel album de Jéricho du collectif La Novia qui défonce littéralement. Sinon, j’écoute aussi beaucoup Julien Gasc, je suis totalement tombé amoureux de son dernier album. Et puis mes gamins écoutent pas mal de hip-hop et là, en ce moment, c’est IAM dans la bagnole, ce qui n’est pas déplaisant non plus. Après, plus généralement, j’ai toujours eu un pied dans plein de scènes différentes pour justement ne pas m’enfermer dans un style. Personnellement, j’ai fait du jazz, du free jazz, de la musique improvisée et expérimentale, et tout ça m’a forgé et continue encore aujourd’hui de me nourrir. Et en dehors de la musique, on peut quand même dire qu’on est politiquement très proche avec Cyril, dans nos façons de voir le monde et dans nos préoccupations, donc ça donne beaucoup de discussions et de débats, notamment en voiture quand on part en tournée. On n’hésite pas à être franc, à se dire les choses, parfois même à se foutre un peu sur la gueule, mais c’est bien car je trouve que le débat général devient malheureusement de plus en plus pauvre.
Cyril Yeterian : D’après moi, le groupe qui a peut-être le plus influencé Cyril Cyril, je dirais que c’est Hyperculte, un duo contrebasse/batterie de Genève qui fait une musique un peu transe-disco. Sinon, à part ça, on a quand même quelques repères qui, même s’ils n’influencent pas notre musique, restent des bases, comme notamment Curtis Mayfield, le reggae, le Velvet Underground, Nina Simone, etc. Après, hors musique, on pourrait rajouter comme influence majeure mes origines orientales et libanaises, avec lesquelles j’ai parfois un rapport un peu conflictuel. Mais les explorer à travers la musique du groupe et dans mes textes, ça devient comme une thérapie finalement.
Je trouve qu’avec Yallah Mickey Mouse, l’expression ‘passer la seconde’ prend tout son sens. L’album a plus de corps, il est plus léché mais dans le bon sens du terme, avec une production et un son beaucoup plus affirmés, mais sans que ça dénature ce qui faisait le charme de Certaine Ruines, votre premier album. Je me trompe ? Aviez-vous cette envie de confirmer ?
Tu as vu juste car c’est exactement ce qu’on a voulu faire ! C’est toujours compliqué le deuxième album, surtout quand t’as eu de bonnes critiques sur le premier. A un moment, on s’est demandé si l’on n’avait pas déjà tout dit sur Certaine Ruines mais, en y réfléchissant, ça n’était pas le cas. On aime tellement la recette qu’on a trouvé pour le premier album, et il y avait encore tellement à creuser dans cette direction. On a essayé de soigner tout ça dans la production et dans la manière de l’enregistrer. Contrairement au premier disque, on a par exemple enregistré nos parties parfois séparément, en n’étant pas dans la même pièce, ce qui complique la chose quand tu essayes de mettre du groove dans tout ça.
Et pourtant le disque déborde de groove et d’énergie je trouve ! Il y a notamment de vraies surprises sur ce nouvel album. Ça vire parfois à la folie presque punk comme sur le morceau titre Yallah Mickey Mouse. Est-ce que vous avez été tentés d’aller peut-être puiser dans d’autres directions pour cet album ? Quelles sont les différences majeures entre le premier et ce second disque ?
Pour le premier album, on était tellement dans le flou de la rencontre qu’on s’est mis des contraintes, je pense. On cherchait surement à surprendre et à se surprendre nous mêmes. Au final, le résultat était très folk. Mais depuis, on a écouté de nouvelles choses, on ne s’interdit rien. Donc oui, je pense qu’on avait un peu cette envie d’aller puiser ailleurs.
Cyril Bondi : Pour ce nouveau disque, on savait tout simplement où on voulait aller et ce qu’on ne voulait pas. Toute la différence est là. Le coté ‘bricolé’ qu’avait le premier album a surement un peu disparu car il y avait moins d’expérimentations cette fois-ci. Et pour le groove, je pense que ça vient naturellement du live et des concerts qu’on a fait suite à la sortie du premier album. Quand tu es sur scène, tu te rends compte de ce qui manque dans ton set, et le groove ainsi que l’énergie, c’était de nouvelles pistes.
Depuis des mois, nous sommes tous confrontés à une conjoncture incertaine, une époque étrange… Comment vivez vous cette expérience et comment a-t-elle nourri la conception et la sortie de ce second album ?
Il faut dire qu’en Suisse, on a eu un confinement un peu plus léger qu’en France, c’était moins dictatorial. On pouvait quand même sortir faire des choses et voir des gens, même si ça restait limité. Après, comme on est tous les deux père de famille, on s’est pas mal occupé de nos enfants durant cette période. On a réellement mis un coup de boost dans la conception du disque à la sortie du confinement, même si à la base, on avait démarré la composition des nouveaux morceaux et notamment des paroles avant la période du Covid. Et c’est là que ça devient plutôt drôle et intéressant, parce qu’on y racontait notre vision de l’actualité et du monde avant l’épidémie mondiale, sauf que le confinement a changé la donne et a même parfois donné un écho différent à nos textes. Si tu prends par exemple un titre comme Les Gens, la première lecture est un peu ‘qu’est-ce que vous foutez à vous entasser comme des cons dans des lieux pour presque finalement les dénaturer ou les désincarner ?‘. Mais maintenant, avec tout ce qui s’est passé, quand on voit tous ces gens qui s’évitent avec leurs cinq mètres de distance et leurs masques, on pourrait presque croire que Les Gens est un hymne à la nostalgie d’être ensemble ! On s’est fait avoir sur plein de trucs comme ça. Le morceau Effondrement a aussi beaucoup plus de résonance désormais depuis le confinement, et je trouve que c’est le cas d’à peu près toutes les thématiques abordées sur le disque depuis cette période. Yallah Mickey Mouse a maintenant une double lecture qui est très intéressante.
Cyril Yeterian : Après, pour parler du métier de musicien en cette période, c’est vrai que c’est très compliqué, on est complètement impacté et fragilisé. Ça paraît presque fou de sortir un disque maintenant, alors qu’une potentielle deuxième vague arrive et que les dates sont repoussées, voire s’annulent petit à petit… Là, par exemple, on est censé partir à Paris pour assurer la promo du disque, mais le fait que la capitale soit désormais en alerte sanitaire maximale, on ne sait même pas si tout ce qui a été calé avec France Inter et les autres va être annulé. C’est vraiment bizarre et étrange, et on s’y perd beaucoup. On est dans l’excitation de la sortie du disque, et en même temps on navigue sans repères dans une période très mouvante, où les choses peuvent changer très vite. Il faut vraiment s’accrocher pour garder une sorte de fraicheur, de flamme ou d’étincelle dans le plaisir que tu es censé éprouver quand tu fais découvrir ta musique.
Parlons un peu des textes. Je trouve qu’il y a dedans une sorte de dualité qui, au final, n’en est plus une. Vos paroles sont à la fois très mystiques, il y a de la répétition de mantras, mais elles sont aussi incroyablement ancrées dans la modernité parfois morose de notre époque, comme si les souvenirs du passé devaient se connecter avec les espoirs placés dans l’avenir. N’est-ce pas un peu ce lien, cette communication, que le projet Cyril Cyril tente d’établir ?
En tous cas, on partage une chose commune avec Cyril : notre enthousiasme. On est clairement des enthousiastes, on a ce même tempérament qui nous place sur la même longueur d’onde. On est fiers de nos choix, et même si la vie est parfois dure et qu’ont vit un peu dans un monde de merde, on reste quand même enthousiaste le matin quand on se lève et qu’on démarre une nouvelle journée. On garde une sorte de flamme et un maximum de positivisme, et je crois que ça se ressent dans notre musique et dans nos textes. Tu parlais de répétition et de mantras, et finalement je trouve que c’est tout aussi présent dans les instruments que dans les paroles. On aime bien cette idée de transe et de répétition, je trouve qu’il peut y avoir une forme de guérison là dedans. Si tu prends par exemple un morceau comme Président, le seul mot que je répète quasiment en boucle c’est ‘Président’ parce que je n’en avais plus d’autres pour décrire l’horreur et le rejet que m’inspirent ces mecs quand je m’informe sur eux. Répéter ce mot jusqu’à la nausée devenait presque salvateur. Elle est là l’idée de transe. Après, en ce qui concerne la dualité de nos textes sur le moderne et l’ancien, nous on vit notre époque. On n’est pas forcément des nostalgiques et on n’a pas forcément de modèles. On ne cherche pas obligatoirement à établir un lien. On vit notre époque telle qu’elle est, on est ce qu’on est, et Cyril Cyril c’est tout ça finalement. C’est hyper personnel comme projet, c’est sans règles, et le seul but est de nous raconter sur l’instant présent. On dégueule ce qu’on est intimement, notre passion pour l’histoire, pour la musique et la transe, pour nos débats politiques en voiture. Tout ça doit rester une réaction et non un calcul.
Photos : Mehdi Benkler
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