
18 Oct 24 Crack Cloud, expérience vitale
Les albums de Crack Cloud se suivent mais ne se ressemblent pas. Le quotidien est trop chargé émotionnellement pour céder à la redondance et aux répétitions. Après le phénomène Pain Olympics, la réussite de son successeur Tough Baby et de la dense tournée qui lui a succédé, le collectif aurait pu se vautrer sur ses lauriers, et tenter de revisiter passivement les ingrédients de son succès… À ceci près que c’est justement la singularité, l’indéchiffrable ou le non-identifié qui ont permis au groupe de passer d’un projet aux ambitions initialement thérapeutiques à la formation protéiforme qu’il est devenu aujourd’hui. Etant donné le quasi antagonisme qui réside entre l’énergie débordante et euphorisante qu’ils donnent à voir en live et l’introspection habitée – pour ne pas dire hantée – des paroles de leur dernier album Red Mile, difficile de savoir à quoi s’attendre avant d’interviewer ces cracks canadiens. Des appréhensions très vite dissipées dès lors qu’a débuté notre conversation aussi intéressante que généreuse avec Zach, Bryce et Aleem, tous trois parmi les principaux auteurs d’une musique devenue volontairement plus introspective.
Votre nouvel album Red Mile sort dans quelques jours (l’interview a eu lieu en juillet, ndlr). Avez-vous hâte d’entendre les critiques à son égard, ou est-ce que vous y êtes généralement indifférents ?
Zach : Émotionnellement, j’aimerais autant que possible m’identifier à la seconde option mais ce serait mentir de dire que je me fiche de ce que les gens en penseront. C’est très difficile de faire abstraction des critiques, même s’il serait très bon pour moi que j’y parvienne. Cette ambivalence, c’est un peu toute ma vie en ce moment.
Vous le sortez chez Jagjaguwar, un nouveau label pour vous qui, jusque-là, étiez diffusés par votre propre structure. Pourquoi ce choix ?
Zach : Pour être honnête, cela vient surtout d’un désir de tenter quelque chose de nouveau. On vieillit et l’idée d’une certaine durabilité, de suivre comme un code de conduite, nous convient bien. Maintenant, nous avons à nos côtés une équipe de personnes très agréables qui nous aident dans ce sens. Grâce à elles, on peut se concentrer sur notre musique et créer de façon saine, sans être parasités par quoi que ce soit, même si cela peut aussi contribuer à l’art. Mais j’ai comme le sentiment que nous ne pouvons plus nous permettre cela, ça pourrait nous détruire au stade où nous en sommes. Je ne parle pas du point de vue financier, mais émotionnel. Quand on travaille en groupe, la médiation est très importante, et devoir s’occuper des finances, de la comptabilité ou de ce genre de choses peut distraire et amener une pression supplémentaire.
Vous avez souvent dit que, à l’origine, Crack Cloud n’était pas voué à cette réussite. Pourtant, le groupe ne cesse de grandir. Comment vivez-vous ce succès ?
Zach : Tout est relatif. Nous sommes passés par des hauts et des bas, et les plus hauts sont arrivés très tôt. Tout dépend de tes aspirations, finalement. Pour moi, quand j’étais plus jeune, créer a été une véritable urgence, jouer cette musique a été totalement vital. Ça l’est encore puisque c’est mon identité, ma façon de me réaliser. Le public étant certes plus large et l’échelle plus grande aujourd’hui, c’est une nouvelle tranquillité qui nous habite désormais.
Y a-t-il un risque que ce succès affecte cette urgence de créer dont tu parles ?
Zach : Je ne considère pas que nous soyons un groupe à succès. Nous n’avons jamais fait en sorte de le devenir et ainsi de freiner notre créativité. Je crois que c’est plutôt l’âge qui l’affectera, mais de façon positive. Dans la vie comme dans la culture au sens large, le changement est toujours constructif.
Bryce : Nous sommes simplement reconnaissants et chanceux de pouvoir faire de la musique et de la partager avec le monde. Nous ne prenons jamais cela pour acquis. Il y a derrière nous toute la musique du 20e siècle, avec les histoires et les trajectoires d’autres artistes qui sont pour nous très instructives. Personnellement, je ne pense pas que nous atteindrons un jour un point où l’acte de créer de la musique ne sera plus une opportunité sacrée et incroyable.
Red Mile me semble un peu plus doux et mélancolique que ses prédécesseurs. Vous êtes d’accord avec ça ?
Zach : Oui, tu as raison. Il y a une certaine mélancolie, comme une sorte de dépression au sein de cet album. L’instinct de l’artiste le pousse souvent à supprimer ou à réprimer ce genre de sentiment. Je dis cela par expérience puisque j’ai tendance à m’appuyer sur ma nervosité et mes angoisses pour communiquer quelque chose qui puisse contribuer au cynisme de notre monde. Cette fois, toute la méthodologie et la philosophie autour de cet album a consisté à accepter notre fatigue pour mieux comprendre et réfléchir à notre parcours. Ces neuf dernières années ont été un voyage assez viscéral pour nous. Il était donc temps de nous montrer plus introspectifs.
Bryce : J’ai l’impression que ce nouvel album se nourrit de toutes les phases par lesquelles nous sommes passés. Avec lui, on regarde le chemin parcouru, les émotions vécues, et on prend du recul. L’introspection est un thème que nous n’avions jamais autant exploré jusqu’à présent. C’est assez excitant pour nous.
L’album a-t-il été écrit et enregistré en live ? Vous avez une telle énergie sur scène que je me demandais comment vous répétiez et enregistriez…
Zach : Jusque-là, c’était comme si nous entrions dans un laboratoire pour y trouver une alchimie, pour construire, déconstruire, voire mettre l’accent sur la production jusqu’à en faire une forme artistique à part entière. Pour Red Mile, nous avons choisi de travailler ensemble, dans le désert, en partant d’une feuille blanche, en laissant chacun exprimer ses idées musicales et en mettant davantage l’accent sur la collaboration. A cette étape, nous étions trois : Bryce, Aleem et moi. Puis d’autres musiciens sont venus contribuer occasionnellement.
Bryce : C’est le premier album de Crack Cloud pour lequel toutes les pistes de base ont été enregistrées de manière organique et en live. Cela a été une expérience viscérale, un risque à prendre et à explorer, une nouvelle alchimie à trouver.
Zach : Au lieu de notre complexité habituelle, du maximalisme que nous avons traditionnellement favorisé dans l’écriture, nous avons opté pour une simplification qui a été vraiment cathartique et nouvelle pour nous.
Pourquoi avez-vous choisi d’enregistrer dans le désert de Mojave ?
Bryce : Ma femme est californienne donc j’y suis allé pendant la pandémie, avec l’intention d’y construire un studio. Crack Cloud était vraiment à un carrefour à ce moment-là, donc nous avons suivi notre intuition et j’ai invité les autres à venir y enregistrer l’album. Parfois, il y a une porte qui s’ouvre et qu’il suffit de prendre pour que le chemin se révèle à vous. C’est ce que nous avons fait.
Lorsque vous écrivez un album, pensez-vous à la manière dont vous allez le jouer en live ou pas vraiment ?
Aleem : Il m’arrive d’y penser mais, la plupart du temps, les choses se font naturellement. C’est quelque chose du genre : composons ensemble avec l’énergie du moment, puis nous verrons comment nous adapterons en live. Nous attachons beaucoup d’importance au fait de rester très ouverts à l’exploration quand nous jouons et écrivons. Les chansons partent d’une étincelle, puis évoluent. Une fois qu’un morceau existe et que nous trouvons son sens, la version live en est une nouvelle interprétation. Elle change de nouveau, ce qui est également très excitant.
Sur scène, on sent vraiment le plaisir du groupe à jouer ensemble, ce qui est important quand on assiste à un concert. Est-ce que vous éprouvez le même plaisir quand vous enregistrez ?
Bryce : Oui, nous avons pris beaucoup de plaisir cette fois à jouer ensemble dans une même pièce, et ça s’entend tout au long de l’album. Créer n’est pas toujours une souffrance. Il arrive que ce soit le cas, que nous ayons des désaccords, mais nous faisons tout cela surtout parce qu’on aime ça.
Red Mile est traversé par certaines influences des années 70 comme Brian Eno ou le glam rock de cette époque. Le son est plus pop, avec des mélodies plus catchy…
Zach : Nous avons toujours eu une fascination pour la musique pop, et cet album a été pour nous l’occasion de vraiment nous y plonger. Aleem est fasciné par des artistes comme Prince, par ce qu’ils ont fait artistiquement via le médium pop en tant que musique live et populaire. Il y avait aussi une sorte d’ironie suprême à travailler avec un label et à introduire plus de mélodies et de sons plus accessibles. Ca nous a beaucoup amusé parce qu’avec le temps, on a développé une sorte de frustration à force d’être catégorisés et de se voir imposer les attentes que les gens pouvaient avoir. Tu sais, ce que nous écoutons actuellement est déjà très différent de ce que nous écoutions au moment de composer Red Mile. Je ne sais pas si le public peut comprendre à quel point il peut être parfois lassant de chanter la même chose tous les soirs. Il en serait de même avec les albums si nous sortions toujours les mêmes.
Sur le morceau Epitaph, vous mentionnez Werther de Goethe, et Mille Plateaux qui se réfère à Gilles Deleuze. Est-ce que la littérature est importante pour la créativité du groupe ?
Zach : Oui, elle n’est jamais loin. Une grande partie des réflexions qui nourrissent les paroles de cet album comme des précédents sont le fruit des idées et des pensées qui nous sont venues à la suite de ces lectures.
Les membres du collectif changent souvent. J’ai pu en compter jusqu’à une vingtaine depuis vos débuts. Comment les artistes rejoignent-ils ou quittent-ils Crack Cloud ? Y a-t-il un processus à suivre pour intégrer le groupe ?
Zach : Au début, nous formions une communauté à Calgary, qui s’est ensuite étendue à Vancouver. Et comme dans toute communauté, sa composition est éphémère. Les gens vont et viennent en fonction de leurs priorités, qu’elles soient universitaires ou familiales, par exemple. Dans de rares cas, il y a aussi des désaccords ou des trajectoires qui ne s’alignent pas. Nous avons vécu tout cela au sein du groupe. Il y a toujours eu un noyau chez nous et, étant donné que nous sommes esthétiquement et artistiquement des caméléons, la porte est toujours ouverte aux nouvelles collaborations. C’est très fluide.
Dans le clip de Blue Kite, il y a cette image d’une pilule entrant dans une oreille. L’idée de la musique comme un médicament est-elle importante pour le groupe ?
Zach : Oui, absolument. Les deux sont liés de manière inextricable selon moi.
Sans vouloir revenir sur les addictions et les antécédents du groupe, cela me rappelle une citation de Selby Jr. disant que la seule façon de quitter une addiction est d’en trouver une autre. Cette image fait-elle écho à l’idée que la musique peut devenir aussi addictive qu’un médicament ?
Zach : C’est vrai. Je suis un ancien toxicomane et ça fait désormais neuf ans que j’ai arrêté. Rester sobre, c’est un parcours du combattant, c’est passer sa vie à trouver quelque chose de plus sain avec lequel interagir. Crack Cloud, c’est ça : une interface saine qui aide à faire face.
Vous avez aussi mentionné l’importance que Crack Cloud soit une safe-place, ce qui n’est pas évident quand on est constamment sur la route, que le stress et la fatigue sont omniprésents. Comment vivez-vous la vie de tournée ?
Zach : Tu as raison, la tournée n’est pas toujours un espace sûr, et cela ne nous a pas toujours été bénéfique. C’est toujours un défi. On appréhende un peu les trois prochains mois. Ils nous angoissent, autant qu’ils nous excitent puisqu’on attend de retrouver la scène. Le tout est d’être bien entouré, de suivre son propre code de conduite et de prendre soin de soi.
Bryce : C’est aussi une des raisons pour lesquelles le groupe continue d’évoluer. En live, les membres vont et viennent, perdent parfois leur endurance ou leur inspiration… Devoir sans cesse nous adapter rend le projet encore plus vivant.
Photos : Titouan Massé, droits réservés
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