21 Mai 18 Courtney Barnett, sans peur et sans rancoeur
Beaucoup de choses ont changé pour Courtney Barnett depuis 2015 et la sortie de son premier album Sometimes I Sit and Think, and Sometimes I Just Sit qui faisait suite à plusieurs Eps compilés : une popularité grandissante qui a fait de l’Australienne une des figures les plus suivies de l’actualité rock, des tournées à rallonge, et un album partagé avec Kurt Vile, sorte d’alter ego masculin. Quand elle s’est présentée à Paris pour rencontrer la presse, se plier à l’exercice parfois pénible de la promotion, et parler de son nouvel album Tell Me How You Really Feel, on avait forcément pas mal de questions à lui poser au sujet de ses derniers mois d’activité. Mais on tenait aussi à aborder toutes autres choses, de son label jusqu’aux droits homosexuels pour lesquels elle s’engage, en espérant que la demoiselle se débride un peu. Nous ne sommes pas repartis déçus.
Ton dernier album est sorti il y a maintenant 3 ans. Entre temps, tu as énormément tourné, et tu as également collaboré avec Kurt Vile pour l’album Lotta Sea Lice sorti en octobre dernier. Cette collaboration, qui a précédé une tournée d’une vingtaine de dates aux USA, t’as-t-elle apporté une nouvelle approche dans ta composition ou ta manière d’aborder la scène ?
Je pense que oui. N’importe quelle sorte de projet de collaboration m’apporte une expérience supplémentaire. Jouer avec des musiciens différents, travailler des morceaux avec de nouvelles personne… C’est toujours inspirant pour moi de partager un environnement créatif. Kurt a probablement une façon de composer différente de la mienne, d’ailleurs je ne saurais même pas expliquer la mienne, c’est si difficile à décrire… Mais je pense que lui est très naturel, il suit son instinct en termes de composition. Le fait de jouer avec lui en live a également été une expérience très différente de ce que j’avais connu jusqu’à présent : on a monté ce groupe incroyable pour la tournée de l’album, et ce fut très inspirant. J’ai également accompagné Jen Cloher à la guitare sur sa tournée, mais c’était un tout autre truc. Je pense que toute collaboration musicale te rend meilleur musicien, t’apprend pas mal de chose : la complicité entre les différents instruments, la dynamique nécessaire pour laisser un morceau respirer, l’arrangement d’un morceau tel qu’il le mérite, ce genre de choses…
Justement, as-tu collaboré avec de nouvelles personnes pour réaliser ce nouvel album? J’ai lu que Kim Deal (Pixies, The Breeders) t’accompagnait sur les chœurs du refrain de Nameless, Faceless ?
C’est exact ! Et sa sœur Kelly également. Elles ont également fait des chœurs sur Crippling Self-Doubt and a General Lack of Confidence. Mais en dehors de ça, c’est exactement le même groupe que sur l’album précédent. Seul le studio d’enregistrement a changé, même s’il était très proche de l’ancien.
Tu y alternes des titres assez énervés (I’m Not Your Mother, I’m Not Your Bitch) mais aussi plus posés (Need a Little Time, Sunday Roast). Quelles ont été les influences qui t’ont marqué durant la composition de cet album ?
Ça a été un mix de pas mal de trucs. J’ai écouté beaucoup de musique instrumentale pendant la composition de l’album : de la musique classique, du piano, des artistes comme Yann Tiersen, Nils Frahm, Chilly Gonzales, Keith Jarett, et puis quelques albums spécifiques, pas mal d’Elliott Smith… Le dernier album de Solange aussi, The Sit of the Table. Et puis j’ai pas mal regardé de séries policières qui ont été mon autre inspiration (rires). Durant l’enregistrement, je me suis surtout concentrée sur les voix et les guitares, mais j’avais fait une sorte de version démo de l’album un an auparavant, dans laquelle j’avais assemblé la batterie et les lignes de basse, ce que j’avais en quelque sorte dans la tête. Mais tout a été réenregistré live en studio. J’avais écris les morceaux un peu avant et pendant la collaboration avec Kurt Vile qui a duré environ un an. Entre temps, j’ai travaillé sur différents projets, peut être même un peu également sur l’album de Jen Cloher. Ça a représenté pas mal de boulot en une seule année.
Quels sont les thèmes que tu as voulu aborder sur cet album ? Sur Nameless, Faceless, le premier single, tu sembles dénoncer la violence que peut générer la frustration chez certains hommes, comme le côté anonyme et lâche que peut parfois refléter Internet…
Oui, ça a été en quelque sorte un des thèmes. Mais le thème principal derrière tout ça est avant tout la haine et la peur, parce que je pense que c’est souvent de là que provient la violence sous toutes ses formes. J’ai étudié ça via mon propre comportement, en essayant de comprendre ce qui m’énervait et ce qui me frustrait, pourquoi j’étais sur la défensive dans certaines situations, pourquoi je réagissais de telle ou telle sorte. C’était sûrement dû aux séries policières, je faisais semblant d’être une détective sur cet album (rires).
Le clip de Nameless, Faceless a été réalisé par Lucy Dyson, une artiste australienne vivant à Berlin. Dedans, un savant mélange de collages réussit à illustrer avec humour les paroles de ton morceau. Avais-tu envie d’une vidéo amusante pour dénoncer un thème qui l’est moins ?
Ça a été assez difficile d’envisager la façon d’aborder ce clip. J’avais en tête exactement ce que tu dis, et je pense que Lucy a fait un super bon boulot. Initialement, la direction dans laquelle je voulais aller, c’était de ne pas faire un truc trop ‘girl power’, trop sérieux, parce que je pense que ça aurait été compliqué, et ça n’aurait tout simplement pas marché. Mais je ne voulais pas non plus faire un clip trop drôle car, tu as raison, ce thème n’est pas marrant, loin de là. Donc on était dans un entre-deux, et je pense que l’animation présente dans ce clip a en quelque sorte permis de s’affranchir de tout cela. Si l’on m’avait mise en scène en jouant sur ce côté drôle, ça renverrait à quelque chose d’inapproprié et grossier. Et Lucy a également injecté sa propre personnalité dans ce clip. Je l’adore.
Tu as créé ton propre label en 2012 – donc à l’âge de 24 ans – sur lequel tu as sorti tous tes albums, et ou l’on retrouve également d’autres artistes (Jen Cloher, The Finks, Ouch my Face…). Comment t’es venue l’idée de créer Milk Records ? Était-ce initialement un moyen d’autoproduire tes albums, où avais-tu déjà en tête l’idée de pousser d’autres artistes ?
En fait, j’ai créé Milk Records quand j’ai sorti mon premier EP. À la base, je voulais produire ma propre musique, et je n’avais nulle part où le faire, donc j’ai créé ce label en n’ayant pas vraiment d’autres alternatives. Et puis je pense que j’avais en moi l’idée cynique et péjorative que l’on peut se faire de l’industrie, des maisons de disques, de tout ça… Ce qui n’est pas entièrement vrai au final, même si ce n’est pas tout à fait faux dans pas mal de cas. Et puis personne ne s’intéressait à moi dans l’industrie du disque, donc je me suis dit que monter un label serait un moyen parfait pour y arriver. Puis la communauté musicale de Melbourne étant tellement soudée, je voulais créer un espace où sortir également la musique d’autres gens. Pas vraiment la produire, mais juste être là : le nombre fait la force comme on dit. Les groupes peuvent s’entraider entre eux, se donner des conseils pour s’améliorer, etc… Donc oui, on a quelques artistes sur le label, et je pense que c’est bien d’avoir cet environnement créatif et cette liberté, on est tous ensemble à faire notre truc.
Pour cet album, tu aurais pu passer par une structure plus importante. Que t’apporte personnellement Milk Records ? Est-ce surtout pour toi une manière de garder le contrôle sur tous les aspects artistiques de tes créations ?
J’imagine que ça dépend de l’artiste que tu es. Tout le monde est différent. Mais pour moi, avoir cet espace créatif que représente Milk Records est très important. En fait, je considère que toutes les étapes font partie du processus créatif : la composition, l’enregistrement en studio, la sortie de l’album, et tout ce qui s’ensuit… Je me dis souvent que si j’avais été entourée de gens aux idées différentes sur un autre label, j’aurais pu potentiellement être emmenée là où je ne voulais pas aller… C’est d’ailleurs ce qui me ferait peur. En revanche, avoir ta propre direction et communauté artistique, c’est amplement plus intéressant.
Comment gères-tu cette double casquette, en étant à la fois boss de label et artiste solo ?
En fait, c’est plutôt Jen (Cloher) qui fait tout le travail. J’ai fondé Milk Records toute seule, je crois à peu près au moment où elle et moi avons commencé à sortir ensemble. A l’époque, elle était plutôt réfractaire, elle me disait ‘pourquoi veux-tu faire ça ? Je ne vais pas t’aider‘. Avec le temps, l’idée de ce label l’a finalement séduite, et elle a fini par m’apporter son aide car elle est très intelligente (rires). Mais nous avons toutes les deux une super équipe à nos côtés, et des supers labels avec qui nous travaillons à l’étranger (Milk Records ne gère que le territoire australien). On a l’aide de tous ces gens supers, qui s’occupent de la promo, de la presse… Ce n’est pas moi qui ait organisé cette interview par exemple, je ne suis pas rivée sur mon ordinateur toute la journée à m’occuper de tout cela, ça ferait beaucoup trop de boulot à gérer. Heureusement, je peux compter sur ces personnes formidables.
Apple a récemment sorti une publicité pour son dernier iPhone dans laquelle tu reprends Never Tear Us Apart d’INXS. Ce spot aborde le mariage gay, qui a été légalisé seulement l’année dernière en Australie. La défense des droits gays semblant être un sujet très important à tes yeux, est-ce une volonté de ta part d’utiliser ton image pour défendre ces droits ?
C’est un but personnel oui, et pas seulement sur la défense des droits gays d’ailleurs, mais aussi l’égalité pour tous, la non violence, la gentillesse… Ce sont des thèmes qui me parlent personnellement, donc c’est évidemment lié. Apple m’a contacté parce que j’avais fait une reprise de l’intégralité de l’album Kick d’INXS… Je déteste d’ailleurs que ma performance soit encore sur Youtube, c’est tellement nul (rires). En tout cas, ils ont entendu ces reprises, ont vraiment aimé celle de Never Tear Us Apart, et m’ont par la suite proposé cette collaboration. Je pense que ce message est important, car c’est vraiment une célébration de la loi qui a enfin été votée chez nous. Ça a été tout un truc en Australie durant ces dernières années… Je veux dire, le mariage homosexuel était déjà légalisé dans beaucoup de pays dans le monde, mais ça a été chez nous quelque chose d’assez douloureux pour pas mal de monde : pour toutes les personnes qui avaient de la compassion en règle générale, mais plus particulièrement pour les personnes gays et les familles homoparentales qui se sont retrouvées sous le feu des projecteurs, à la une de tous les journaux… On s’est soudainement mis à débattre sur leur vie, c’était ridicule. Les politiciens se sont mis à prendre la parole comme s’il s’agissait de n’importe quel autre sujet politique, comme si cela n’impliquait pas des vies humaines. Cette loi aurait dû passer il y a bien longtemps déjà, et ça n’aurait pas dû représenter un tel évènement public et électoral, comme une vulgaire émission de télé réalité… J’ai quand même trouvé ça bien de fêter cette victoire au travers de cette pub. Même si ce n’est pas vraiment une victoire au vu du douloureux processus que ça a engendré, c’est quand même bien que ça soit enfin passé.
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