20 Sep 24 Chris Cohen, « la musique est mon langage »
Le talentueux touche-à-tout Chris Cohen sort cette année son quatrième album solo, nouvelle pépite multi-facette façonnée avec soin au cours de ces dernières années. Connu depuis deux bonnes décennies maintenant pour ses collaborations en tant que musicien (Deerhoof, Cryptacize, Cass McCombs) et producteur (Weyes Blood, EZTV, Marietta), le Californien se range parmi ces artistes qui illustrent le mieux l’adage ‘pour vivre heureux, vivons caché’. Sa sincérité, son ouverture d’esprit et sa discrétion n’ont fait que gonfler son capital sympathie déjà élevé tout au long d’un échange riche en détails sur son fonctionnement et ses pratiques d’artiste avec lesquels il est aujourd’hui plus que jamais en accord.
J’ai lu que le mode de composition a été différent pour cet album : tu as réalisé les démos mais tu as laissé le champ libre aux musiciens de ton groupe pendant l’enregistrement. Avant, tu composais et enregistrais tout tout seul. Qu’est-ce qui t’a poussé à davantage collaborer cette fois ?
Chris Cohen : Je pense que j’ai voulu faire quelque chose que je n’avais pas fait depuis longtemps. De toutes mes années passées à jouer dans différents groupes, je me souviens surtout de cette sensation de jouer des nouveaux morceaux en concert, puis de passer en studio avec un autre regard. Ça apportait énormément de choses à l’enregistrement. J’ai donc voulu me dépasser en reproduisant la même chose avec le groupe que j’avais constitué à l’époque et que j’aimais beaucoup. En parallèle de ma carrière de musicien, j’ai aussi travaillé pour d’autres personnes en tant que producteur. Quand j’enregistre les disques d’autres artistes, je suis plus dans la démarche de les aider à façonner leur musique et à donner un avis extérieur. J’aime vraiment faire ça. Je me suis aussi demandé pourquoi je n’appliquais jamais cette méthode à ma propre musique. À l’origine, je voulais travailler avec un producteur. J’ai demandé à Cate Le Bon qui a accepté, mais elle a été très occupée ensuite et ça n’a pas pu aboutir. Je me suis donc dit que j’allais m’en charger, tout simplement. J’ai voulu sortir un peu plus de mon processus habituel et voir l’album de la manière dont un professionnel qui l’écoute le verrait. J’ai eu beaucoup de chance de pouvoir procéder de cette manière, et je tiens à remercier Hardly Art de m’avoir donné la possibilité de le faire.
Tes trois premiers albums ont été publiés par Captured Tracks. Pour celui-ci, tu as en effet signé chez Hardly Art, un petit label directement lié à Sub Pop. Comment en es-tu arrivé là ?
J’avais déjà commencé à travailler avec Sub Pop Publishing, dans la mesure où ce sont eux qui publient mes morceaux, mais j’ai envoyé mon disque à un grand nombre de labels différents et c’est Hardly Art qui a voulu le sortir. L’un des boss du label, Matt, m’a contacté et on s’est très bien entendu. Pour être honnête, je suis très heureux que les choses se soient passées comme ça, pour le label, la production… En fait, je pense même que ça a mieux marché ainsi. Je n’étais probablement pas prêt à travailler avec un producteur extérieur. J’aurais eu trop de mal à lâcher prise, d’une certaine manière. Ça a aussi été une bonne chose de se retrouver en studio en petit comité, avec mon groupe et une amie, Danielle Goldsmith, qui nous a aidés à gérer la technique. Et surtout, j’étais chez moi, dans mon home studio, dans mon garage. On a donc travaillé dans un environnement très confortable et familier. La préparation et l’enregistrement en lui-même se sont déroulés sans précipitation : j’ai passé beaucoup de temps en amont pour que tout soit réglé exactement comme je le voulais. En fait, c’était un bon compromis entre un enregistrement dans un studio professionnel avec un producteur et ce que je faisais avant, c’est-à-dire moi tout seul à la maison.
Sunever m’a particulièrement marquée par ses sonorités qui mélangent plein d’influences de différentes époques, aussi bien sud-américaines qu’africaines. Est-ce qu’unir des choses qui n’ont a priori rien à voir entre elles est quelque chose qui t’inspire ?
Je n’y ai jamais pensé de cette manière. Pour moi, faire de la musique, c’est comme ériger un sanctuaire dédié à toute la musique que j’aime. J’aime les sonorités qu’on ne peut pas vraiment identifier. Il ne s’agit pas d’un jeu intellectuel, mais plutôt d’une forme d’expérimentation. Je balance plein de choses différentes au même endroit et je vois où ça mène. La chanson elle-même est le point de départ, dans le sens où je cherche à comprendre quel est l’esprit de cette chanson en particulier. Parfois, je transpose mes morceaux dans des styles différents et ça me pousse à en enregistrer tout un tas de versions. Pour Sunever, j’ai eu beaucoup d’idées provenant d’influences diverses, mais j’ai eu l’impression qu’elles s’accordaient toutes. On m’a dit que ça ressemblait à du Luis Gonzaga, qui a la particularité de jouer un rythme spécifique avec le triangle. Je n’y avais même pas pensé, mais c’est tout à fait vrai ! Je me suis demandé à quoi d’autre pouvait bien ressembler cette chanson, et ça m’a ramené à une compilation de musique réunionnaise que j’aime beaucoup, autour d’un style de musique dans lequel le triangle est aussi un élément fondamental, avec un groove particulier. Le triangle que j’ai mis dans Sunever rendait le morceau dansant mais aussi doux et encourageant, et ça correspondait bien à l’idée initiale que je me faisais de lui. Même chose avec le clavier : quelqu’un m’a dit que ça lui rappelait une forme de reggae. En me replongeant dans le processus de création, je me suis rendu compte qu’une partie de moi pensait probablement à la chanson The Sign d’Ace of Base, que je n’aime pas mais qui traînait dans mon cerveau… J’écoutais beaucoup de musique uruguayenne à l’époque, et j’ai mélangé le tout. Donc pour répondre à ta question, ce n’est pas tellement une volonté d’unifier. C’est simplement un reflet de ce que j’aime dans des styles très variés, et dont je ne suis même pas forcément conscient.
En termes de musicalité et d’instrumentation, tes chansons sont très travaillées, comme si elles étaient chacune des petits mondes à part entière. C’est un peu la même chose pour la voix et tes paroles, qui ne sont jamais dans le superflu, mais au contraire toujours dosées, presque prudentes. C’est assez frappant dans ce nouvel album, peut-être parce que la voix est plus au centre de la production. Comment conçois-tu l’écriture des paroles, mais aussi la pose du chant ?
Lorsque j’écris une chanson, ce sont généralement les accords et les mélodies qui viennent en premier, et parfois un riff ou une figure rythmique. Mais les mélodies sont composées sans paroles. Presque toujours, elles ont tendance à être très spécifiques, car je pense à un phrasé rythmique précis et à la façon dont je veux que les choses se déroulent avant même d’avoir les textes. Il y a quelque chose d’inspirant dans cette sorte de cadre arbitraire. Le son des mots, avec leur accentuation, le jeu des consonnes et tout le reste, fait partie de la musique. Je considère que le choix des mots provient d’une décision musicale. En se limitant à ce cadre très étroit, j’obtiens comme un filtre qui permet de réfléchir vraiment au contenu émotionnel des paroles ou à leur signification. C’est une dynamique, un tremplin qui me permet d’aller vers quelque chose. Mais écrire des paroles est toujours difficile pour moi. Je ne me considère pas comme une personne particulièrement à l’aise avec le langage parlé. La musique est mon langage. Je pense que j’ai appris à jouer de la musique pour tenter de surmonter mon incapacité à communiquer avec des mots. Donc quand j’écris une chanson, j’ai tendance à me demander ce que je veux transmettre via cette musique et j’ai confiance dans le fait que ça vienne du plus profond de moi-même. La musique est le canal que mes pensées et mes émotions empruntent pour s’exprimer.
Est-ce que tu as toujours fonctionné de cette manière pour l’écriture des paroles ?
Je pense que oui. Mais, ces dernières années, il y a eu un changement progressif dans la façon que j’ai de me voir en tant qu’artiste. Avant, je ne me considérais pas comme un chanteur, ni comme un parolier ou un auteur-compositeur. Aujourd’hui, je me vois davantage comme un auteur-compositeur. Ça m’a mené à prêter attention aux paroles. Pendant longtemps, je pense que j’ai complètement laissé ça de côté au détriment de mes textes. D’une certaine manière, je les considérais comme quelque chose d’annexe, un peu comme si le son de la caisse claire était plus important que les mots. Évidemment, ils ont toujours été importants et intéressants, mais ma priorité reste vraiment le son et la musique.
Cela se ressent dans ta musique. Il s’y passe énormément de choses sur le plan rythmique, harmonique et musical. C’est toujours une expérience d’écoute enrichissante parce qu’on découvre sans cesse de nouveaux sons, de nouvelles sensations. Je t’imagine faire de la musique en étant très concentré sur ce que tu fais et en pensant à la direction que tu veux prendre, mais je me demande quelle part d’improvisation il y a là-dedans…
La composition commence toujours par l’improvisation, et d’une certaine manière, elle se termine également ainsi. J’ai commencé tout jeune en jouant des chansons composées, mais à partir de mon adolescence, j’ai été attiré par l’improvisation. Pendant des années, je ne voulais faire que de la musique improvisée et j’ai beaucoup dédaigné les chansons. C’est un peu gênant de dire ça maintenant, mais c’était l’esprit de l’époque et de l’endroit où je me trouvais. L’improvisation était une activité sociale. On pouvait se réunir simplement et créer des sons avec d’autres personnes. C’était très libre, personne ne disait à l’autre ce qu’il devait faire, on ne s’arrêtait jamais pour revenir en arrière et reprendre les choses. Mais après des années, je me suis rendu compte que je n’étais pas spécialement fait pour ça. Je n’étais pas aussi doué que je voulais l’être et dans le même temps, ma pratique me ramenait sans cesse vers la composition et les chansons. Ça vient en partie de mon expérience de l’enregistrement, car j’ai appris à enregistrer et à jouer en faisant de l’overdubbing sur mon quatre pistes. Donc, pour répondre à ta question, j’ai l’impression que c’est du cinquante cinquante. Il y a peut-être même un peu moins d’improvisation, mais elle reste pour moi la base essentielle de la création.
Tu as contribué à un grand nombre de projets musicaux différents depuis une bonne vingtaine d’années maintenant : les groupes de reprises de heavy metal au lycée, Deerhoof, Cryptacize, The Curtains et d’autres encore, puis tu as lancé ta carrière solo sous ton propre nom. Arrivé à ton quatrième album solo, j’imagine que tu te connais mieux que jamais en tant qu’artiste. Comment considères-tu ton rapport à la créativité aujourd’hui ?
C’est une bonne question. Je ne sais pas… Pour moi, la créativité, c’est simplement rester en vie. C’est une façon de garder son esprit et son corps en bonne santé, et c’est aussi une façon de contribuer et de participer au monde des autres. Je pense que la créativité a un nombre infini de formes, dans le sens où toute forme de vie est créative. A mes yeux, c’est aussi quelque chose de spirituel, un peu comme le fondement de la vie.
J’ai lu que tu pratiques la méditation. Ce n’est évidemment pas exactement la même chose, mais est-ce que tu penses qu’on peut comparer la pratique de la méditation avec celle de la musique ? Dans les deux cas, tu dois être dans un certain état de corps et d’esprit pour faire les choses correctement…
Hardly Art a pensé que c’était intéressant et ils ont voulu le mettre dans le communiqué de presse, mais ça m’a fait un peu tiquer parce que je ne veux pas qu’on me voie comme le gars à fond dans la méditation, à la David Lynch. Méditer n’est pas quelque chose d’extraordinaire, il y a tellement de gens qui le font. Je pense néanmoins que ce que le label entendait avec ça est lié à la pratique de la création musicale. C’est ce que tu dis dans ta question, et je suis aussi d’accord avec ça. Il s’agit d’être dans l’instant présent et de créer un espace où on peut se couper du bruit de nos vies normales. Pour vraiment jouer de la musique, il faut être connecté à son corps. La musique fait partie de ces choses qui te recentrent sur tes sensations physiques. Tu sais, mes parents ont été professeurs de méditation transcendantale il y a longtemps. Ils nous l’ont enseignée, à ma sœur et à moi, lorsqu’on était enfants. Mais c’est loin d’être une pratique religieuse, et je n’en suis pas un fanatique. Malgré ça, la méditation est entrée dans mon quotidien depuis très longtemps maintenant, et elle m’a beaucoup aidé. Je te jure que si tu en fais deux fois par jour pendant une semaine, tu vas sentir les changements en toi, et ça va te rapprocher de ce que tu ressens au fond de toi. Ça permet d’écarter beaucoup de choses dont on n’a pas vraiment besoin. C’est réellement quelque chose que je recommande aux gens en général.
J’ai eu la chance d’interviewer Buck Meek l’année dernière, et il m’a parlé avec beaucoup d’enthousiasme de la scène musicale de Los Angeles de ces dernières années. Même vu de l’étranger, il semble y avoir une véritable émulation artistique là-bas. Toi qui y as vécu à différentes périodes de ta vie, comment vois-tu la scène musicale actuelle de cette ville ?
C’est un endroit incroyablement riche. Je suis originaire de Los Angeles et j’aime énormément cette ville. Pour moi, elle a toujours été la plus cool, mais je pense qu’elle l’est devenue aujourd’hui d’une autre manière que par le passé. Beaucoup de ce que j’aime là-bas disparaît à mesure qu’elle devient plus chère et qu’il y a beaucoup plus de monde qui y vit, par le même phénomène qui touche toutes les autres grandes villes dans le monde. Ce qui rendait LA si cool à mes yeux, c’était en partie son statut d’outsider. Elle était vraiment bon marché et par rapport à une grande ville comme New York ou à la Bay Area par exemple, c’était un endroit où on pouvait s’installer et faire de la musique sans avoir à travailler dur avec un emploi à la con et mal payé. Je connaissais tellement de gens qui faisaient la musique la plus bizarre qui soit et qui n’avaient pas la moindre chance de succès commercial… C’était le genre d’endroit où on pouvait faire ça, mais maintenant, c’est devenu très compétitif. D’une certaine manière, j’imagine que ça témoigne de son importance culturelle et Buck Meek a raison, c’est un endroit très riche pour la musique. Pour autant, je ne pense pas que ça soit nécessairement révélateur de la qualité ou de la diversité des types de musique qui y sont proposés. C’est en train de devenir comme New York, qui est aussi une grande ville musicale, mais qui devient petit à petit un endroit où il faut être très professionnel. Si tu as besoin d’un batteur, tu trouveras à LA les meilleurs batteurs que tu puisses imaginer. Ceux que je connaissais à New York, Chicago ou Seattle ont tous déménagé là-bas. C’est génial, mais ces musiciens prennent tous les bons jobs bien payés, et ne vont pas jouer aussi facilement de la musique de niche bizarre comme les gens le faisaient il y a dix ans. L’ancien Los Angeles me manque. Ça ne sera forcément plus jamais pareil pour quelqu’un qui vient de là-bas. J’aimerais simplement que les prix baissent, je ne peux presque plus me permettre de vivre en Californie et c’est triste pour moi qui suis d’ici. Mais tout ça dépasse le cadre de la musique. Le fait que la plupart des gens ne puissent pas ou plus se permettre de vivre quelque part est un problème mondial.
Photos : Titouan Massé (header), Kate Garner
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