27 Sep 24 Bruit Noir, hommes à l’amer
Cette interview, on a bien failli la garder pour nous. Un peu comme le troisième opus de Bruit Noir, absent de la lignée promise entamée en 2015 avec I/III, passant ainsi directement d’un II/III à l’échec tout relatif à un IV/III pour le moins inattendu. Pascal Bouaziz et Jean-Michel Pirès, rescapés de l’aventure Mendelson, nous livrent les clefs de leur absence de succès en dévoilant, sous couvert d’ironie, le sens des réalités qui se cache derrière. Et tout cela à quelques heures de leur concert quasiment vide à l’Iboat, fief branché de la vie nocturne bordelaise où les deux vétérans livreront leurs dernières forces avant l’EHPAD. Parce qu’il y a la légende, certes, mais aussi la vérité.
Votre premier disque était très industriel, avec beaucoup de samples, tandis que le deuxième tendait plus vers l’électronique. Dans le dernier, il y a une palette musicale plus large encore, qui va du hip-hop à l’ambient, avec un travail sur les textures, sur la matière instrumentale…
Jean-Michel : À l’origine, c’était assez simple. J’étais batteur, Pascal était chanteur et, en redécouvrant un album de Public Image Limited, Flowers of Romance, j’ai décidé de me plonger corps et âme dedans, comme dans d’autres de cette époque, ceux des Creatures notamment. Toujours dans ce créneau batterie – machines – voix, en allant voir ce que ça pouvait donner, et ça a plutôt bien fonctionné.
Pascal : Ce n’est pas du tout ça, l’histoire. Tu la réécris à posteriori. En fait, il avait sorti un album solo sous le nom Mimo The Maker et, le jour de la release party, il m’a invité à chanter sur un titre pour lequel j’avais à moitié improvisé un texte. Cette expérience nous a marqué, et c’est comme ça que Bruit Noir est né.
Jean-Michel : Alors que pour le deuxième, on avait des envies plus électroniques, avec l’influence Suicide en tête. Tout a donc été fait avec des machines, avec très peu d’instruments. J’étais notamment bloqué sur le son de la boîte à rythme du morceau Nightclubbing d’Iggy Pop, et j’ai fait tous les sons du disque avec, c’était mon cahier des charges.
Pascal : Encore une fois, ce n’est pas du tout ça, l’histoire.
Jean-Michel : Mais on s’en fout, il y a la légende et la vérité (rires). Pour le troisième, on a ouvert les fenêtres et fait rentrer pour la première fois un invité, Stéphane Pigneul, qui a joué de la basse en suivant les envies du moment.
Pascal, de ton côté, pas trop de frustration de ne pas avoir ramené la guitare dans Bruit Noir ?
Pascal : Pas le choix, donc pas de frustration. Ça me permet de ne pas être bloqué derrière mon instrument, ce qui n’est pas plus mal. La seule chose étrange, c’est quand on part en tournée et que je me dis que je ne vais pas jouer de guitare pendant six mois. Là, ça fait un peu bizarre… Mais c’est bien aussi : le fait que Jean-Michel fasse tout tout seul, sauf en ce qui concerne les textes, c’est l’âme du projet. L’idée était de faire une distinction nette et radicale avec Mendelson chez qui l’on jouait tous les deux.
Le fait d’ailleurs d’avoir suicidé le groupe dans sa vingt-septième année d’existence, c’était ta façon à toi d’entrer dans le club des 27 après y avoir raté ta propre entrée ?
Pascal : Ah, je n’y avais pas pensé ! J’aime bien ça, bien vu.
Au-delà de celle de la fin, d’ailleurs, il est beaucoup question de trace dans ce nouveau disque : celle que vous allez laisser ou plutôt que vous avez peur de ne pas laisser. Pourquoi être aussi préoccupés par tout ça ?
Pascal : Si tu parles au mec de Bruit Noir, qui n’est pas le même que le mec de Mendelson, il y a de la frustration de voir qu’après une trentaine d’années de carrière, il est toujours aussi difficile de trouver 15 dates en France pour jouer. Malgré le soutien des fans, il y a la réalité du terrain qui te dit que tu n’existes pas. Alors qu’il y a des groupes qui parviennent à trouver 90 dates, comme ça. Il y a donc une distorsion entre l’investissement, l’espérance, ce que les gens te disent, et la réalité du terrain qui est parfois troublante. Parfois, je me dis que si j’avais plein d’argent, je ne serais peut-être pas aussi préoccupé par cette question de laisser une trace. Le fait de continuer, à nos âges, de tirer la langue financièrement, ça nous préoccupe pas mal. Et puis quand tu n’as pas de réalité concrète à te mettre sous la dent, tu imagines toujours que c’est la postérité qui va te venger. En fait, la réalité en France, c’est que même si tu n’as eu qu’un seul succès en 1979, ne serait-ce qu’un truc de merde, tu peux continuer à faire la tournée des plages ad vitam aeternam. Après, tu vis confortablement, grâce à radio Nostalgie. Mais nous, on n’a jamais eu ça. Au bout d’un moment, tu réalises aussi ce que tu fais, et tu te dis que ce n’est pas vendable.
Jean-Michel : On ne peut pas faire des titres comme Animaux ou Tourette et se plaindre qu’on ne passe pas en radio. On a choisi les disques qu’on a fait.
Pascal : Non, on n’a pas choisi. On fait ce qu’on peut, ce ne sont pas des choix !
Jean-Michel : Si, justement. Le non-succès nous permet d’être totalement libres de faire ce qu’on fait.
Vous n’avez jamais voulu « jouer le jeu » à un moment donné ? Je pense à Stupeflip par exemple, dans un autre registre, qui a fait le choix, en début de carrière, de tenter cette histoire de tube qui lui a rapporté d’ailleurs une certaine notoriété et un peu d’argent…
Pascal : Je pense que, si on avait su le faire, on l’aurait fait.
Jean-Michel : J’ai essayé avec le dernier Bruit Noir, puisque tous les morceaux font entre trois minutes et trois minutes trente. Mais après, Pascal est passé par-dessus (rires). En fait, si on est réaliste, il faut être sur une major. Stupeflip, ça a fonctionné parce qu’ils en avaient sûrement une derrière [BMG, ndlr]. Chez un indépendant, je ne sais pas si l’impact aurait été le même. Et ça, c’est vrai depuis le début de l’industrie de la musique : la force de frappe d’une major comme Universal est incomparable vis-à-vis de celle d’un label comme Ici d’Ailleurs par exemple. La réalité, elle est aussi là.
Pascal, sur le titre Coup d’État, tu relèves beaucoup de signes qui montrent une prise de conscience plutôt récente sur le fait que tu appartiens désormais à une scène vieillissante, avec un public amateur de rock qui se renouvelle peu…
Pascal : En fait, j’ai travaillé pendant 15 ans pour le festival BBmix. Et pendant 15 ans, j’ai vu que le public vieillissait en même temps que nous. Au début, on avait tous 35 ans. Mais chaque année, ce n’était pas de nouveaux trentenaires qui arrivaient, mais les mêmes personnes que lors des éditions précédentes. Au bout de 15 ans, j’ai vu ce décalage, puisque nous étions tous devenus quinquagénaires.
Jean-Michel : Tu exagères. Quand tu vas voir Psychotic Monks, il y a quand même des jeunes dans la salle.
Pascal : Ouais mais là, c’est quand même l’exception qui confirme la règle.
Vous me rassurez, il y a quand même aujourd’hui dans la nouvelle scène des groupes qui trouvent grâce à vos yeux…
Pascal : Psychotic Monks pour le coup, sur scène, ils me sidèrent. Je les ai vus à plusieurs reprises et, à chaque fois, ils me scotchent complètement. Mais sinon, dans la plupart des concerts que je vais voir, les gens ont mon âge. C’est d’ailleurs une différence notable entre Mendelson et Bruit Noir pour qui il y a souvent des jeunes dans la salle, ce qui est étonnant mais très plaisant. Et puis les chansons de Bruit Noir ne sont que des outrances et de la mauvaise foi incarnée. Pour Coup d’État, j’avais donc trouvé cet angle qui consiste à dire « on est tous vieux, suicide collectif » mais, tu connais la chanson, la vieillesse se retourne lors du dernier couplet et j’en profite pour pourrir un peu la jeunesse… Bref, ce que je veux dire, c’est que les gens qui avaient ton âge en 1997 auraient pu faire des enfants qui, 15 ans plus tard, seraient venus aux concerts. Au final, ils ont sûrement fait des gosses, mais qui ne vont pas voir ces concerts-là. C’est comme ça. Ce sont des constats d’ironie, de mauvaise foi, de méchanceté, rien de plus. Je ne veux juste pas faire semblant d’être jeune. Par exemple, le dernier concert que j’ai vu à Bordeaux, c’était The Undertones. Ils sont très gentils mais eux, comme les gens de leur public, vont tous aller à l’EHPAD en même temps. Il suffira de transvaser le concert le dimanche à la maison de retraite, ça ne fera aucun changement structurel au niveau du public comme des artistes.
Comment gères-tu d’ailleurs cette prise de parole dans Bruit Noir, cette mauvaise conscience que tu cultives parfois jusqu’aux limites de l’impudeur et du cynisme. Comment arrives-tu à faire la part des choses dans tout ça ?
Pascal : Je ne sais pas. En même temps, le minimum quand tu prends la parole, c’est de dire au moins quelque chose qui te coûte. Si c’est juste pour être dans ton petit confort, si tu n’y mets pas vraiment quelque chose d’important pour toi, ferme ta gueule, sinon ça n’a pas de sens. Pourtant, j’ai horreur de l’impudeur. Il y a plein de moments où j’écoute les gens et où je me dis que c’est laid, que ce n’est pas beau. Si j’étais prétentieux, je te dirais que si la chanson est bien, je m’en fous. Si j’arrive à me regarder dans la glace le lendemain de la prise voix, c’est que c’est bon. Il y a des choses comme ça que j’ai écrites pour Bruit Noir qu’on n’a pas gardé ou qu’on n’a pas voulu amener jusqu’au bout, parce qu’il y avait une petite alerte interne qui me disait que c’était trop maladroit ou cliché.
D’ailleurs, tu passes d’abord par le stylo ou par le micro pour voir où ta propre parole t’emmène ?
Pascal : Sur le premier album, j’écrivais souvent les textes d’un seul jet, dans la foulée. C’est le cas du morceau Joy Division par exemple, et d’autres qui sont venus très vite comme La Province, L’Usine… J’ai peut-être un peu plus pataugé sur le dernier mais si ça ne vient pas très vite, ce n’est pas la peine. Pour Mendelson, je passais des fois 5 ans sur les textes. Pour Bruit Noir, si j’y passe plus de 10 ou 15 minutes c’est que c’est raté, car ce n’est pas l’objet. Je m’aperçois d’ailleurs maintenant, en les jouant sur scène, qu’il y a des trucs que je ne devrais pas faire, des répétitions notamment. Mais bizarrement, avec toutes ces années, je finis par savoir quand je tiens un bon titre ou non. Et si c’est bien, alors je m’en fous un peu de trop donner. Je m’en voudrais de continuer à sortir des disques sans donner trop, justement, si j’étais dans la réserve, je trouverais ça pitoyable. Après, il y a beaucoup de chanteurs français qui sont vraiment à l’économie des mots, des idées, qui n’en donnent pas trop, et qui ont beaucoup de succès. Chacun son truc.
Tu joues d’ailleurs beaucoup avec ton ego dans Bruit Noir. Je me demandais si cela avait un impact sur toi, sur ton quotidien, vis-à-vis des choses que tu lâches dans ce projet et donc quelque part, j’imagine, pas forcément ailleurs…
Pascal : Bruit Noir est effectivement un exutoire qui m’aide à être sociable et poli au quotidien, du fait que j’ai cette petite soupape. Après, au niveau de l’ego, je ne sais pas, c’est tellement un jeu que ça se passe un peu ailleurs pour moi, je fais semblant. Il y a plein de moments dans Bruit Noir où je m’écoute et je me dis : « non mais quel connard… », et ça me fait rire d’être ce connard-là aussi.
Tu n’as pas peur parfois de glisser sur certains sujets, en te prenant au jeu de cette logorrhée ?
Pascal : En fait, le truc avec Bruit Noir, c’est surtout la révélation qu’on est chacun 15 000 personnes à la fois. Un peu comme dans le film Split. Donc évidemment qu’on ne peut pas être en accord avec toutes les personnalités qui nous composent.
Et tu n’as pas peur parfois de tomber dans une forme de sophisme avec cet exercice ?
Pascal : Non parce que si je ne le sens pas, je ne le fais pas. Il n’y a pas assez de contraintes pour ça. Je pense qu’il y a une certaine économie pour les groupes comme nous, de l’entre-deux. Un type comme Murat, je pense qu’il se disait dans sa tête, même si je ne l’ai jamais rencontré, que pour s’en sortir économiquement il fallait qu’il sorte au moins un album par an, avec une tournée de trente dates derrière. C’était son système quelque part, fait d’auto-contrainte. Mais nous, en sortant trois albums en dix ans, je pense qu’on est à l’abri de la chanson de trop (rires).
C’est pour ça que vous mettez du temps à sortir vos disques ?
Pascal : Bruit Noir prend toujours trop longtemps (rires). Tu me parlais des peurs tout à l’heure. Par exemple, on a peur, vu le délai de sortie, d’arriver sur scène avec des chansons qui ne nous concernent plus vraiment car trop cramées, trop datées. Ce sont des chansons d’un instant.
Et sur scène, qu’est-ce que tu t’autorises ou que tu t’interdis par rapport à la liberté de tes textes justement ?
Pascal : Disons que ce n’est pas de l’improvisation totale, déjà parce que les gens paient une place. On ne peut donc pas se permettre de passer à côté du concert. Mais après, c’est quand même suffisamment fluide pour que ce soit ouvert à, disons, une certaine ré-interprétation de ces morceaux.
De ton côté, Jean-Michel, comment tu te sens avec ce décalage qu’il y a entre le personnage de Pascal, qui absorbe toute la lumière, et toi qui reste dans l’ombre ?
Jean-Michel : Je suis très à l’aise avec ça. D’abord parce que je ne saurais pas faire ce qu’il fait sur scène. Il sait aller chercher les gens, improviser avec eux. Être le musicien derrière sa batterie, et parfois le souffre-douleur sur scène, c’est un bon compromis.
Et au niveau des textes qu’il te soumet, au fur et à mesure de son processus d’écriture, tu as un droit de regard j’imagine ?
Jean-Michel : Oui. En fait, j’envoie les musiques et lui choisit celles qui l’inspire, puis il écrit des textes dessus. Ensuite, soit ça me fait rire, soit ça m’ennuie. Quand ça m’ennuie, on jette ; si ça me fait rire même encore trois jours après, alors c’est bon. Avec ce processus, on a été assez rapides sur le premier et le deuxième album, un peu moins sur le troisième puisque certains titres n’ont pas passé l’épreuve. Il fallait éviter la redite, ne pas refaire la même chose en moins bien. On s’est aussi rendu compte qu’en trois albums, avec cette formule, on avait fait le tour d’une certaine idée. Si on veut continuer, il va donc falloir réinventer, bousculer le truc. Refaire toujours la même chose ne nous ressemblerait pas. S’il devait y avoir une suite, on se poserait des questions pour le coup.
Sur le dernier album de Mendelson, j’ai été très marqué par le morceau Algérie, où Pascal parle des notions d’errance, de quête des origines. Des thèmes que l’on retrouve dans ce qui est, à mon sens, le plus beau morceau du nouveau Bruit Noir, à savoir Le Visiteur [il acquiesce]. Tu reprends aussi, dans des concerts-lectures que tu donnes, Stranger Song de Leonard Cohen. Pourquoi ce thème te travaille autant ?
Jean-Michel : Algérie est, à la base, un morceau qu’on avait travaillé pour Bruit Noir. Mais ça ne collait pas dans le deuxième album, on l’a donc mise de côté avant de la retravailler avec Mendelson au complet.
Pascal : En fait, c’est une question tellement large… À la fin d’un roman de Nabokov – je crois que c’est dans Roi, Dame, Valet – le personnage erre dans une ville où tout s’écroule autour de lui, où tous les murs et les personnages sont en carton-pâte. Il se rend compte que tout est faux et il entend au loin les voix de gens qui ‘seraient les siens’. Depuis toujours, on a la sensation que tout est faux, et celle d’être un étranger me semble être la base de toute volonté d’écrire. Elle n’est pas forcément toujours raisonnable ou justifiée. Le fait de s’appeler Bouaziz, par exemple, porte un poids qui fait que tu ne t’appelle pas Pierre Durand à Montigny-Les-Oies. Il y a un petit décalage qui te place toi-même dans une sorte de questionnement. Mais Algérie en dit beaucoup à ce sujet.
Le fait que ce soit un autre que toi qui parle dans Le Visiteur, que tu ouvres la parole à l’auto-critique dans Béatrice ou que tu te livres dans un rapport légèrement moins distant sur ta vie dans Deux enfants, ce sont des choses dont tu avais besoin pour ce troisième disque ? Porter un autre regard sur ce même personnage ?
Pascal : Il n’est peut être pas impossible que j’aie eu le besoin que d’autres personnes prennent la parole à ma place. Mais Le Visiteur est une histoire vraie de bout en bout, ce n’est donc pas comme si je l’avais choisi. C’est une histoire curieuse d’ailleurs, parce que je ne me souviens pas de la façon dont elle s’est transformée en chanson. Je me souviens du mec, du moment où j’ai eu le texte aussi, mais pas de ce qui s’est passé entre les deux. Ni même du récit original ; la chanson l’a remplacé.
Photos : Titouan Massé, Jessica Calvo
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