Born Bad Records, extension du domaine de la lutte

Born Bad Records, extension du domaine de la lutte

Born Bad a 10 ans. Derrière cette déclaration laconique qui décerne au label français une décennie d’existence, se cache en creux une extension prodigieuse l’ayant vu passer d’une position d’outsider à celle d’astre central au sein d’une constellation indépendantiste qui a emporté dans son sillage de nombreux confrères, galvanisés par le succès toujours croissant de ce petit modèle devenu grand. Si Born Bad est aujourd’hui installé de manière durable dans notre paysage musical, il le doit à un parcours plein de détours et de pas de coté, au fil duquel il a forgé année après année son ADN fait de rage permanente, de rapports humains placés au dessus de tout, d’une farouche indépendance et d’une intarissable soif de travail allant de taches besogneuses à des sorties glorieuses, en passant par de multiples embrouilles avec La Poste.
Au centre de ces valeurs, on trouve Jean Baptiste Guillot. En 2006, il a lancé le label avec le premier maxi de Frustration, devenu plus tard l’un des groupes emblématiques de l’écurie Born Bad, avant de l’orienter en tout sens ensuite : vers une dimension historique quand il s’agissait de capter en une compilation le petit souffle d’une histoire jamais racontée ; dans une orientation nouvelle lorsque Forever Pavot, Julien Gasc et Dorian Pimpernel conféraient au label une dimension pop ; ou plus récemment vers un nouvel objet, avec la sortie d’un livre compilant les travaux d’Elzo Durt, graphiste lié de longue date à de nombreuses pochettes Born Bad.
A la force de cet incessant tourbillon d’idées, de prises de risques, et de ruptures volontaires, Born Bad s’est installé dans nos vies. Il fallait donc retracer ce parcours en compagnie de JB qui nous a reçu dans son fief de Romainville, pour une longue interview entre regards en arrière et projections en avant, nouvelles générations et croisées des chemins.

JB, ton label vient de traverser une décennie d’existence… Quels sont tes plans pour la suite, à savoir la conquête mondiale ?

Jean Baptiste Guillot : Et bah déjà, si je pouvais durer 10 ans de plus, ça serait pas mal. Après, j’aurais 52 ans, donc je ne sais pas si ça fera encore grand sens de faire un label de rock à cet âge la.

Tu n’y crois pas trop ?

Ce qui est marrant, c’est que quand j’ai commencé le label, j’étais totalement en phase avec le public auquel je m’adressais. On était de la même génération. Maintenant, que ce soit dans les soirées ou aux concerts, je me rends compte que je ne m’adresse déjà plus à la même. Il y en a une ou deux d’écarts entre nous. Donc tu vois, c’est toujours pareil, ça fait plaisir de prendre des bains de jouvence avec des jeunes gens de 25 ou de 30 ans. Moi, j’en ai 43 l’air de rien, mais quand j’en aurai 53, j’imagine que le public en aura toujours 25. Ça pourrait être mes gosses, donc ça fera peut-être quelque chose d’un peu bizarre. Peut-être que d’ici là je ferai des disques de vieux blues, de vieux schnocks.

Tu penses que le décalage sera trop fort ?

Non, mais c’est difficile de rester en phase avec les goûts des générations plus jeunes, c’est toujours un peu le syndrome du vieux schnock. Je crois que j’arrive toujours à comprendre ce qu’elles aiment, parce que je sors beaucoup, parce que je vois beaucoup de groupes, mais tu peux très vite perdre le fil, devenir un vieux schnock du fait de ton propre bagage et de ta propre expérience, et dénigrer les nouveaux groupes émergents. Après, la force de la jeunesse, c’est de croire qu’elle invente quelque chose, elle doute, mais elle avance et ne se pose pas toutes les questions que se posent les vieux qui cherchent à tout rationaliser en disant ‘Oui mais ça c’est nul, c’était mieux avant‘.
Moi je le vois, je suis très souvent pris à parti par des vieux mecs qui veulent m’expliquer la vie ou qui pensent que ça c’est nul, que ça, ça ne va pas… Donc j’espère que je ne deviendrai pas comme ça. En tout cas, je fais très attention à ne pas le devenir. Mais c’est vraiment un exercice de continuer de s’informer au quotidien, d’acheter des disques, de comprendre ce qui est intéressant et ce qui sort. Il y a un moment donné ou tu peux en avoir marre.

Après, pour ce qui est de l’appellation ‘vieux schnock’, Born Bad n’en prend clairement pas le chemin. Un disque comme celui de La Femme peut en témoigner…

Oui, c’est sur. Et même pour le coup, quand je vois mes groupes plus anciens comme Cheveu et Frustration, le public s’est renouvelé. Ce sont des choses qui sont un peu étranges, tu n’as pas vraiment de contrôle là-dessus, et c’est plutôt gratifiant de voir qu’un nouveau public vient à toi en dépit des années et des décalages.

Quand tu as sorti la première sortie du label, le maxi ‘Full of Sorrow’ de Frustration (ci-contre), est-ce que tu avais déjà l’idée de faire quelque chose d’élargi au niveau des groupes et des genres à l’époque ?

Non, au début, j’étais prisonnier de mes goûts, c’est à dire que j’étais très inscrit dans ce folklore rock’n’roll. Je venais de ça. Depuis que je suis adolescent, je suis dans le rock’n’roll, mes frères aînés étaient punks… Je viens de cette culture là, et de toutes ces sous-cultures anglaises, punks, skins, mods… J’ai grandi là-dedans. Ma vision de ce qu’était le rock’n’roll était assez caricaturale et finalement plus folklorique. J’ai compris avec le temps que tu pouvais être rock’n’roll en faisant de la pop par exemple. Mais ce n’était pas aussi évident dans mon esprit à l’époque, je me posais plein d’interdits. Il y a des choses que j’adorais, mais je ne pouvais pas les faire parce que je pensais à l’époque que les gens ne me suivraient pas.

Tu t’es interdit de signer des groupes à une certaine époque ?

Ouais, La Femme par exemple. J’ai beaucoup hésité à le faire, je pensais que ce n’était pas pour Born Bad. Et après, quand j’ai pris un virage pop en signant Julien Gasc, Forever Pavot, Dorian Pimpernel, et maintenant Orval Carlos Sibelius, j’y ai réellement beaucoup réfléchi. Je ne faisais pas le malin. J’avais vraiment l’impression d’être à un tournant, et j’avais réellement peur de me planter, que les gens ne me suivent pas. Tu sais, dans toute musique de niche, il y a les gardiens du temple, les gens qui vont t’expliquer que le rock’n’roll c’est comme ça, que tout le reste c’est de la merde. Et puis, au fil des années, en prenant confiance en moi, en me concentrant sur la musique en réalité, et en me détachant de tout ce folklore qui pollue, j’ai réussi à élargir très largement le spectre musical Born Bad. Et je pense que la classe, si mon label en a une, c’est d’arriver à faire cohabiter au sein d’une même écurie La Femme et Frustration, Julien Gasc et Cheveu, Dorian Pimpernel et Magnetix, au sein d’un label qui est tout en contraste.
Et c’est peut-être ça le rock’n’roll, c’est l’apologie du contraste, de la différence, de l’audace. C’est un label qui est périlleux, et je pense que c’est pour ça que les gens me suivent, parce qu’ils se rendent compte que je ne creuse jamais le même sillon et que je me remets éternellement en question. Tu te doutes bien que, quand je sors l’album de Usé, ce n’est pas facile, ce sont des disques qui sont durs à vendre. Même chose quand tu défends des groupes comme JC Satan. Je ne vais jamais dans la facilité, et je pense que c’est ce qu’apprécient les gens. Moi je ne m’en rends pas compte, je ne fais que travailler en immersion, je n’ai aucun recul sur ce que je fais, je bosse énormément. Et quand je ne travaille pas, je m’occupe de ma fille. Donc ma vision de Born Bad et de son impact sur les gens, j’ai souvent du mal à la jauger. Je m’en rends compte à des événements. Des fois je sors, je vais en province, je m’aperçois que le label a une aura particulière parce que les gens me le disent. A l’occasion de ces dix ans, je m’aperçois de l’intérêt que ça suscite auprès des gens.

Ces changements de cap, ce sont des tournants dans l’histoire du label ?

Ce sont des tournants, des jalons qui me permettent de savoir un peu où j’en suis, et qui me donnent foi dans les gens. C’est à dire que, à un moment donné, il n’y a rien de pire quand tu fais un label épris de liberté comme Born Bad que de se sentir prisonnier à te dire : ‘ah bah merde, en fait je vais devoir faire que du garage, que du punk‘. Il y a plein de labels qui creusent tout le temps le même sillon, donc beaucoup de gens auraient pu penser que Born Bad allait devenir le Voodoo Rythms français. Voodoo Rythms, c’est très bien, le mec a fait plus de 100 disques mais, pour moi, en prenant des raccourcis, c’est 100 fois le même. Il change la pochette, et c’est toujours le même disque.

J’ai besoin de tout le temps changer, de me ressourcer, d’emmerder les gens, de me battre avec mes propres certitudes et avec les certitudes des autres. Prend une compilation comme Chébran : si, il y a 5 ans, tu étais venu me voir en me disant que j’allais faire ce disque là, j’aurais ricané. Je l’ai fait, au premier degré, et je trouve le disque mortel. C’est ça qui est intéressant, et le label me permet ça, d’éternellement m’ouvrir l’esprit, sans jamais perdre de vue que je ne veux jamais sombrer dans le snobisme. Parce que tu peux vite tomber dans des postures un peu arrogantes, te sentir au dessus de la mêlée, plus malin que tout le monde. Born Bad n’est pas dans cette posture là, Born Bad a vocation à être populaire. Il n’y a ni snobisme, ni prétention, par contre il y a de l’ambition. Je pense que ça se voit que c’est un label fait avec simplicité, mais qui essaye de mettre la barre relativement haut. Que ce soit dans les groupes actuels, dans les rééditions, je fais toujours des choses qui sont assez soignées, et ça ne m’en fait pas vendre pour autant davantage. Mais j’ai ce besoin de faire les choses correctement.

Tu parlais des compilations… C’est aussi une manière de documenter la petite histoire…

Oui, ce sont ces espèces de non scènes, une manière de mettre en lumière des choses qui a posteriori n’existaient pas réellement.

C’est quelque chose que tu voulais faire dès le début ?

Toujours, j’ai toujours chiné des disques. Déjà très jeune, j’ai toujours été habitué à en brasser énormément. Et cette envie puise sa source dans les poncifs avec lesquels on a grandi. Moi, dans ma génération, on était écrasé par Louise Attaque et Noir Désir, le rock en France se résumait à ces deux groupes que j’ai de tout temps détesté. La génération d’avant, c’était Téléphone. Et en France, quand tu grandis, on t’explique que – sorti de Gainsbourg, Jacques Dutronc et Edith Piaf – on a jamais rien fait de sérieux. Je le dis dans toutes les interviews, mais comme le disait notre ami McCartney : ‘le rock en France, c’est comme le vin anglais, ça n’existe pas‘. Et donc ces rééditions permettent de démontrer par l’exemple que de, tout temps, et quelles que soient les décennies, on a eu une contre culture et des gens qui ont essayé de faire des choses différentes. On n’a pas à rougir de notre underground parce qu’il y a plein de gens très inspirés, qui ont fait des trucs supers. C’est ça que j’essaye de défendre avec les compilations. C’est pour ça qu’elles sont toujours assez pointues, avec une histoire, et une volonté d’être didactique. Le but n’est pas juste d’enfiler 14 morceaux cul à cul, j’essaye d’aller au delà et de me rapprocher en toute modestie d’un travail comme celui de Frémeaux. Il y a cette volonté de jouer les passeurs, d’attirer l’attention des gens sur nos prestigieux aînés qui ont essayé des choses.
Arrêtons d’être complexés, on a rien a envier aux autres pays européens ou américains, et c’est ce que j’essaye de faire aussi avec les groupes actuels. J’essaye de trouver des artistes qui sont suffisamment bons pour porter la comparaison. Je pense qu’un Cheveu est beaucoup plus inspiré qu’un Thee Oh Sees, et ce qu’ils proposent est beaucoup plus intéressant. Je pense qu’un Feeling Of Love est excellent aussi, Guillaume Marietta en termes de renouvellement est quelqu’un d’étonnant, tout comme Emile Sornin de Forever Pavot. Il y a plein de gens qui ont du talent en France, plein de gens qui font des choses. Branlons nous entre nous !

Tu parlais de réactions moqueuses à l’égard de tes compilations lors de leurs sorties. D’ou vient cette hostilité selon toi ?

Mais c’est toujours pareil : quand tu confrontes les gens a des musiques auxquelles ils ne sont pas habitués, ils sont prisonniers de leurs certitudes ou de leur arrogance, et ils vont ricaner. Quand j’ai sorti les compils ‘Wizz’, à l’époque les gens faisaient le raccourci Wizz = Sheila. Ils ne faisaient pas la nuance et pensaient que c’était du yéyé débile. Et puis on s’est rendu compte que ces morceaux sont devenus des classiques et que tout le monde les adore. Quand j’ai fait ‘Bippp’, c’était pareil : des gens qui pianotaient bim bom bim bom sur leurs synthétiseurs et leurs boites a rythme, tout le monde trouvait ça nul. Sauf que, 5 ans après, tout le monde écoute ce qu’on appelle la minimal wave, la synth wave qui étaient des non scènes. Ce sont des appellations contemporaines. Avant, on appelait pas ça comme ça. Et quand j’ai fait ‘Chébran’, même chose ! Le nombre de gens qui m’ont appelé pour me dire que c’était nul à chier, et qui me rappellent un an plus tard pour me dire qu’en fait ils adorent, que c’est super. Ca veut dire que j’ai bien fait mon travail. Et l’idée, c’est de lutter à ma petite façon contre l’obscurantisme musical. C’est bien quand les gens évoluent, qu’ils comprennent que la musique est un jeu, et qu’il ne faut pas trop se prendre la tête.

Au sein de tes groupes, on en retrouve beaucoup qui ont un appétit pour la débrouille…

Oui, mais c’est pareil ! Moi, ce qui m’effraie dans la vie, c’est l’ennui. Les artistes vers lesquels je vais sont des artistes plutôt entiers et authentiques, ce sont des gens qui sont issus de circuits très radicaux, qui ont roulé leur bosse et qui ont la petite fêlure que j’aime. J’aime bien travailler avec ces gens là. Il n’y a rien de plus chiant pour un patron de label que de bosser avec un groupe qui a fait 3 morceaux, et qui déboule te voir avec son manager, son éditeur, et qui te parle à longueur de rendez vous du tremplin Ricard qu’ils vont faire, ou de l’article qu’ils vont avoir sur Villa Schweppes.
Moi je travaille avec des gens qui tracent de toute façon leur route. Ce sont eux les locomotives, et moi je ne suis qu’un wagon, je suis derrière et je vais actionner des petits leviers pour les aider à se réaliser. Les Frustration, Usé, JC Satan, les Cheveu ne sont pas là pour faire carrière, ils n’ont pas de velléités de succès commercial ou de gloire, ce sont des gens qui font de la musique parce que c’est ce qu’ils aiment, et ils le font par passion. C’est ça la base, et ce sont des artistes comme ça avec lesquels j’aime travailler, des gens qui sont indépendants. Je ne peux pas porter qui que ce soit à bout de bras, je ne suis pas un larbin. Il n’y a rien de pire que les artistes qui prennent leur label pour leur larbin, c’est insupportable. On travaille ensemble en bonne intelligence, et on contribue à nos façons respectives à développer un projet commun.

On sent que tes artistes sont décomplexés, dans le sens ou ils n’hésitent pas à partir vers quelque chose de complètement différent d’un disque à l’autre…

Oui mais moi, je les pousse vers ça aussi. Ça m’intéresse et puis c’est valorisant. On prend des risques. C’est dangereux des fois quand tu as trouvé une formule, ou quand une major dit à un artiste de refaire la même. Moi je préfère les gens qui se remettent eux même en question. J’ai besoin d’être diverti, et de travailler avec des personnes qui doutent, qui avancent, qui se posent des questions.
J’aime quand les gens arrivent à faire des choses avec très peu de moyens. Je suis beaucoup plus impressionné par quelqu’un qui arrive avec trois bouts de ficelles, et qui fait un disque qui se tient plus que celui d’un mec qui est allé 6 mois en studio et qui sort en major. C’est la différence entre le cinéma d’auteur et le blockbuster. C’est une question de sensibilité. J’aime bien aussi voir des films de bourrins au ciné, mais ma sensibilité me pousse plus vers les gens qui cherchent, qui se démerdent, qui se débrouillent, qui arrivent à dépasser toutes les limites financières et artistiques pour faire quelque chose de personnel et de singulier. Et c’est ça le danger. Ma femme bosse dans les fringues : il y a des femmes qui sont très élégantes mais elles ont 8000 euros sur le dos. Et à côté de ça, tu as des filles avec 3 merdes achetées chez Guerissol qui arrivent à avoir la même sophistication et la même élégance. Et bah je suis plus attiré par celle qui sortent de Guerissol.

Quelle place occupent Cheveu et Frustration au sein du label ? Ce sont deux artistes emblématiques de Born Bad puisqu’ils ont sorti tous leurs disques chez toi…

Déjà, il faut te rendre compte que je suis très proche des artistes. Il n’y a pas de filtre, il n’y a pas de standard, on s’adresse à moi en direct. Au fil des années, ce sont des gens que je finis par très bien connaitre. Je les connais sur le bout des doigts, pour le meilleur comme pour le pire d’ailleurs, avec leurs défauts et leurs qualités. Il y a des hauts et des bas comme dans toute relation de travail, mais je pense qu’il y a toujours cette relation de respect entre nous. On s’apprécie énormément. Je suis allé en vacances à plusieurs reprises chez les gens de Cheveu, mes enfants traînent avec ceux de mes artistes, et on est une famille. Voilà, le mot est lâché. Ce n’est pas juste une relation de travail, parce que ce ne serait pas très intéressant. L’épopée d’un label, c’est une épopée humaine aussi. J’ai toujours coutume de dire que je préfère sortir le disque moyen de gens que j’apprécie et que je respecte, qu’un disque très bien de gens que j’allais mépriser humainement. Et il y a plein de groupes dont j’ai refusé de sortir les disques alors que je les trouvais super, parce que je me sentais pas en phase avec ceux qui faisaient la musique.

En 10 ans, qu’est ce qui a changé dans l’organisation du label ?

Ça s’est durci. Le label est de plus en plus gros, et il a aussi cette force d’avoir une résonance internationale, ce qui n’est pas le cas de beaucoup de labels français. Les disques Born Bad sont reconnus internationalement, aux Etats Unis, au Japon, en passant par le Brésil et dans toute l’Europe. C’est la force de mon label et des circuits alternatifs. Après, c’est de plus en plus dur, on est dans un métier qui est en pleine mutation, le CD n’en finit plus de mourir, le digital peine à rapporter de l’argent, il y a plein d’enjeux qui me dépassent totalement, moi qui ne suis qu’un petit artisan du disque. Je prends ça dans la gueule au quotidien. C’est vraiment très difficile quand tu as bossé deux ou trois ans sur un disque et que tu en vends 2000 ou 2500. C’est grotesque, et c’est relativement plus que d’autres labels parce que j’ai des bons chiffres de vente. Mais après se posent les questions de savoir comment tu amortis tes coûts de production. Le label est en place, mais je continue à avoir un petit boulot, pour avoir un socle de revenus. Les gens qui fantasment la réussite de Born Bad, qu’ils comprennent bien que je continue de travailler pour MPO et que je fabrique les disques d’une trentaine de labels français, de toute la scène garage, de Tricatel, et j’en suis encore là après 10 ans de Born Bad !
Je pense que, depuis un an ou deux, je pourrais vivre du label mais il faut un fond de roulement, du souffle financier. Même si les prix ont un peu baissé, les studios, les mixes, les pochettes restent chers. Tout a un coût. Au début, j’arrivais à fédérer énormément de gens gratuitement mais maintenant, je me dois de payer tout le monde. Ça devient compliqué parce que je suis un label qui a pignon sur rue. Je ne vais pas dire que je suis dans la nostalgie d’il y a quelques années, mais c’est vrai que j’ai été poussé par la professionnalisation de Born Bad. Avant, je le faisais comme un gitan, et ça me convenait très bien. Maintenant, je suis obligé de jongler avec la comptabilité, j’ai des comptes à rendre à plein de gens, à la SACEM, à l’URSSAF… Ça ne m’intéresse pas du tout, je ne suis pas forcément très doué pour ça, et ça me pèse réellement, ça me casse les couilles. J’aimerais pouvoir continuer à faire ça en mode gitan alternatif éternellement, faire des disques, être avec les musiciens, vendre, faire la promo… Ça, ça me plait. Tout le reste me gonfle royalement, et en plus je ne suis pas bon pour ça.

En 2016, tu as sorti des disques très variés. Je pense à Usé et à Julien Gasc notamment. Il y a un écart énorme entre ces deux disques. C’était quoi tes plus grosses satisfactions en tant que patron de label ?

Alors moi, j’ai été très fier que Usé (ci-dessous à droite) accepte de sortir son disque sur Born Bad, parce qu’il est issu de circuits très radicaux. Et dans les circuits squats, avoir un tout petit peu d’ambition, c’est extrêmement mal vu. J’ai aimé le fait qu’il ait le courage de se foutre de ça, par rapport à toute une scène dont il est issu et qui allait un peu ricaner sous cape en disant : ‘ah l’autre, il s’est pris pour je ne sais pas qui, ça y est, il veut faire carrière‘. Tu as ça dans les micro-scènes, les niches, ces espèces de gardiens du temple avec le dogme ‘il faut agir comme ça ou comme ça’, et c’est vrai que l’ambition affichée de Born Bad apparaît comme quelque chose de très violent. Ça fait marrer quand tu vois les choses comme je les fais mais après, c’est la notion de la radicalité et de ton rapport avec. Il y a des gens qui pensent que la radicalité, c’est quand tu es dans ton squat avec 3 potes à boire des bières. Moi je pense que la radicalité, c’est faire ce que je fais, c’est à dire être autodidacte, faire un label, créer des passerelles, prendre du terrain, et créer des opportunités aux gens… On est dans un clash, tu vois ce que je veux dire ? Avec tes potes, tu emmerdes personne en fait. Je ne vois pas à qui tu nuis, je ne vois pas le péril.

Et il y a aussi le disque de Cheveu et Doueh (ci-dessus à gauche) qui a été très difficile à faire, parce que c’est énormément de coûts, que c’est une logistique de fou, que le résultat était incertain, que la probabilité pour qu’on fasse un truc de merde était quand même supérieure. En toute logique, on aurait du revenir avec un truc pourri. C’est étonnant que l’album soit aussi bien. En l’espace de 10 jours, en faire un qui soit aussi inspiré et avec autant d’idées, c’est une bénédiction. J’ai eu énormément de pression sur ce disque, parce qu’il a coûté très cher, et quand tu investis beaucoup d’argent, t’as vraiment l’air con si tu te retrouves avec un album de merde à la fin. C’est le péril des producteurs. Quand tu travailles là-dedans, tu investis en croyant dans le talent des artistes que tu soutiens, mais le résultat est toujours incertain. Tu as toujours le risque de te retrouver avec un truc invendable.

Il y a aujourd’hui des labels qui semblent fleurir autour de Born Bad, avec des répercussions au niveau de l’état d’esprit. Je pense à Teenage Menopause, Howlin’Banana

Je suis un peu le fer de lance de quelque chose, parce que j’étais le premier. J’ai un savoir faire que tous ces gens n’ont pas, parce que j’ai travaillé en major et que j’ai une détermination qui est réellement rare. C’est une de mes qualités, j’ai une puissance de travail assez dingue. Quand je suis déterminé, je suis prêt à tout pour aboutir à mon objectif. Je suis là pour tout niquer avec le label.
J’ai ouvert des portes, et la réussite de Born Bad a servi d’exemple. Ça permet de dire aux gens que c’est possible. Born Bad, je l’ai fait avec un téléphone portable et un abonnement internet à Free, avec 40 euros par mois. Au début, je n’avais que ça comme charges. Et puis, au cours des années, tu commences à sortir des disques, donc il faut investir. Démontrer que tu arrives à atteindre une telle résonance avec aussi peu de moyens, avec juste de la détermination et de la volonté, évidemment que ça tire les gens vers le haut et que ça les décomplexe. C’est ma fierté, le truc donc je suis fier, c’est ça, c’est quand les gens me disent ‘ouais, c’est Born Bad qui m’a donné envie de faire ça‘. Ça me fait vraiment plaisir.

Qu’est ce qui te motive au quotidien ?

Bah je suis un rageux déjà. Ça donne un sens à ma vie, et je vis dans l’excitation. Je suis quelqu’un qui a du mal à gérer l’ennui, j’ai besoin d’avoir l’esprit occupé. Sinon je fais quoi ? Je suis quelqu’un qui est en colère, les choses me révoltent, c’est en moi, je ne sais pas comment dire. Il y a des gens qui sont dans la sérénité, qui sont dans la quiétude. Bah ce n’est pas moi.

Tu es ressorti de la major pour laquelle tu travaillais avec de l’amertume. Qu’est ce que tu as retiré de cette expérience quand tu as monté Born Bad ?

Mais moi, j’étais content de signer de la variété chez EMI, je n’avais pas de problèmes avec ça. Je ne fais pas partie des gens qui hiérarchisent la musique, je ne compare pas les Cramps à Aznavour. Je pense que ça aurait été obscène de signer Cheveu quand j’étais directeur artistique chez EMI, et au même titre que ça n’aurait pas de sens de signer un truc de variétoche chez Born Bad. Mais je ne suis pas snob, ce n’est pas ça que j’ai subi. Ça, ça ne m’a pas posé de problèmes. C’est une conjoncture un peu difficile, des gens un peu cyniques.
J’ai appris un métier quand même. Tu acquières quelques compétences que tu peux mettre à profit quand tu lances ton propre projet. Ça donne un sacré coup d’avance sur tes homologues qui font ça le soir en revenant du boulot, en pur autodidacte. Je savais quand même l’enjeu de la promotion, comment marchait la distribution. Avant, les labels de rock ne faisaient pas de promo, ils n’envoyaient pas leurs disques aux journalistes, ils se disaient que c’était mort, que de toute façon ils ne les écouteraient pas, et qu’on allait tous gagner du temps en ne le faisant pas.

A l’époque, ta démarche a surpris ?

Non, mais il y avait des gens qui, à l’époque, me trouvaient un peu pupute, qui pensaient que je faisais un peu le tapin. Tu sais, les gardiens du temple, les gens qui t’expliquent que le rock’n’roll c’est comme ça. Si t’es dans les journaux, t’es un traître. En général, ce sont les gens qui ne font rien qui ont ce genre de posture extrêmement radicale. Ou des mecs qui sont fonctionnaires au ministère de machin et qui viennent te parler de rock’n’roll toute la journée, alors qu’ils ont un CDI a vie. Mais bon, c’est encore autre chose.

En 10 ans, est ce qu’il y a des modes, une certaine conjoncture, qui t’ont aidé à tenir ce label ? Les feux orientés vers une nouvelle scène française, ou ce prétendu retour du vinyle par exemple ?

Moi, j’ai toujours fait du vinyle, mes premières sorties étaient en vinyle. C’était le support de la marge, il n’y avait plus que dans la scène rock garage qu’on en faisait encore. Le retour du vinyle, ça me glisse dessus. Après j’ai profité du désert, on est arrivé dans une conjoncture ou il n’y avait plus eu de label de rock’n’roll en France un peu glamour et sexy depuis très longtemps. Il fallait remonter aux années 80, aux Skydog ou New Rose, pour retrouver des équivalents français qui avaient un peu de panache, un peu de classe. Il y a bien eu les labels de rocks alternatif de la fin des années 80 – les Boucherie productions, les Bondage – mais c’était vraiment le rock français dans ce qu’il avait de plus caricatural. Un rock un peu poussif, pas très inspiré, assez politisé, toujours sur le fil de la gauloiserie. Ça ne faisait pas rêver.

Il était du à quoi ce désert ?

C’était la crise du disque, c’était extrêmement dur, et on sortait d’une décennie de musique électronique. Et en France, on a toujours dit qu’en rock’n’roll, on était des nazes. Les gens étaient dans leurs niches, et ils pensaient qu’on ne pouvait pas avoir ce genre de reconnaissance, ce genre de public et d’audience.

Tu disais vouloir être acteur d’une scène nationale et locale, entre La Femme et Usé…

Oui, mais ça, on ne le sait jamais à l’avance. Pourquoi Usé n’aurait pas eu une destinée nationale ? Le live est génial. Ce serait super d’ailleurs de voir Usé aux Victoires de la Musique ou chez Taratata. Ce serait quand même très subversif, mais ça n’arrivera hélas jamais. Sortir des disques, je sais le faire, c’est un travail. Au fil du temps, tu te rodes, tu deviens de plus en plus compétent, même s’il y a encore plein de trucs que je ne fais pas très bien. Et ce qui est intéressant à un moment donné, c’est non seulement de sortir un nouveau disque, mais aussi de devenir un acteur, d’ouvrir des portes pour les autres. T’es un passeur, un guide : ça fait un peu le Messie mais ce n’est pas le cas. Je n’en ai pas la prétention, mais c’est gratifiant d’être quelqu’un qui va servir un peu d’exemple, qui va pouvoir donner des conseils aux autres. Les labels me sollicitent souvent, et je suis ravi de pouvoir, par mon savoir-faire, les aiguiller ou les tuyauter.
En tous cas, c’est intéressant de voir comment le niveau en France a augmenté depuis ces dernières années, et j’aime croire que j’y ai participé. Comme ce qu’est en train de faire La Souterraine avec la chanson française par exemple, où tu as un impact réel. Je le vois, la plupart de mes artistes veulent chanter en français, et je pense que c’est une des conséquences littérales du travail fait par la Souterraine. A mon niveau, j’ai fait pareil pour d’autres circuits, d’autres réseaux, et ça c’est intéressant. Je pense que le niveau a augmenté, on n’a jamais été dans une période aussi faste en France que maintenant en 2017. Pourtant, on a un discours défaitiste, dans une sinistrose ambiante, alors qu’on a tout lieu de se réjouir. Il y a beaucoup de bons groupes en France. Sur le label, il y en a évidemment beaucoup. Mais pour trouver des artistes inspirés, ayant assimilé leurs influences, et ayant fait quelque chose d’assez personnel, il fallait réfléchir une demi heure pour en trouver il y a 15 ou 20 ans. Maintenant, il y en a pléthore, quels que soient les genres. La période est mortelle en ce moment en France, donc célébrons la musique française et les artistes français, même si c’est dommage qu’ils n’arrivent pas à avoir tout le succès qu’ils mériteraient. Parce que c’est compliqué, ça reste de la musique de niche, il y a encore un clivage très fort entre l’underground dont je suis issu et une musique plus mainstream.

BORN BAD EN LIVE

27.04 – PARIS – La Station
Wild Classical Ensemble, Magnetix
28.04 – PARIS – La Station
Forever Pavot, Orval Carlos Sibelius, Dorian Pimpernel, Julien Gasc
29.04 – PARIS – Machine du Moulin Rouge
Frustration, Cheveu, JC Satan, Violence Conjugale, Cannibale, Usé…
05.05 – LYON – Marché Gare
Francois Virot, Forever Pavot
06.05 – LYON – Transbordeur
Frustration, JC Satan, Usé, Magnetix…
13.05 – MARSEILLE – Cabaret Aléatoire
Frustration, JC Satan, Usé
18.05 – MARSEILLE – La SN de Merlan
Group Doueh & Cheveu
19.05 – NANTES – Chien Stupide
Cannibale
20.05 – NANTES – Melomane
Marietta
20.05 – NANTES – Caf’K
Lonely Walk
20.05 – NANTES – Nef de Stereolux
Magnetix, Frustration
20.05 – NANTES – Stereolux
Le Villejuif Underground, Orval Carlos Sibelius
25.05 – LYON – Epicerie Moderne
Group Doueh & Cheveu
26.05 – PARIS – Villette Sonique – Grande Halle
Group Doueh & Cheveu
13.07 – DOUR FESTIVAL – La Caverne
Group Doueh & Cheveu
19.07 – BORDEAUX – Square Dom Bedos
Frustration, JC Satan, Usé
15.09 – BRUXELLES – Atelier 210
Forever Pavot, Julien Gasc, Villejuif Underground ou Francois Virot
16.09 – BRUXELLES – Magasin 4
Frustration, Cheveu, JC Satan, Cannibale, Usé, Magnetix
14.10 – METZ – Les Trinitaires
Frustration, JC Satan, Usé, Julien Gasc, Marietta, Le Villejuif Underground

BORN BAD EN 25 TITRES

BORN BAD EN 15 CLIPS

CE QU'ILS EN DISENT

FROOS (TEENAGE MENOPAUSE)
Born Bad, c’est un peu le grand frère à qui tu piques une clope, celui qui sort le soir alors que tu dois rester à la maison. J’ai découvert le label il y a bien longtemps, par la boutique Born Bad. Par la suite, on est devenu plus potes au travers de Teenage Menopause. Il représente un modèle, une vision globale, que ce soit au niveau du visuel comme de la musique, et je pense qu’on a une sensibilité commune sur tout ça. Il ne se satisfait jamais de ce qu’il a entre les mains, il amène ses goûts et Born Bad à des endroits ou on ne l’attend pas. Il a fait les choses par lui-même, sans trop s’occuper du ressenti extérieur, en étant assez intransigeant vis à vis de lui même. Vis à vis de notre label, il s’est toujours montré bienveillant. Il est implicitement parrain de l’affaire, de par son amitié et son travail avec Elzo, comme au travers de nos sorties sur Teenage, ou les ponts sont assez flagrants. Au-delà des allers-retours de certains groupes, il y a aussi les soirées, les line ups en commun. Quand, avec Elzo, on a décidé de monter un label contre vents et marées, JB a rendu ça possible. On a vu Born Bad se construire à travers les premières sorties, et puis quand on a monté le truc en 20 minutes un soir d’ivresse avec Elzo, on s’est dit : ‘putain mais JB il le fait, vas-y on le fait !‘.

CHEVEU
Quand on a rencontré JB, il n’était pas aussi installé que maintenant. Il sortait de major, a monté son label directement alors que personne ne croyait en son projet étant donné qu’on était en pleine crise du disque. Revanchard comme il est, il continuait de se dire qu’il y avait un truc à faire. A l’époque, on était sollicité par quelques gros labels indés américains donc on faisait un peu les malins, on était dubitatif parce qu’on avait pas de recul et lui n’avait pas de références. Mais il a été convaincant. On s’est développé ensemble, on a grossi ensemble, et chacun a été bénéfique à l’autre. Au début, tout le monde connaissait Born Bad via la boutique, moins pour le label. Après, il faisait plus parler de lui pour les rééditions que pour les albums qu’ils sortaient, même si le premier Ep de Frustration avait bien marché. Puis il a pris une attachée de presse, a commencé à avoir de bons retours bien qu’il était face à toute la génération des baby rockers, et il s’est progressivement professionnalisé. Ça dure parce que personne ne se prend la tête, parce qu’il a du flair mais reste assez modeste pour demander conseil auprès de plein de gens différents.

MARIETTA
La première fois que j’ai entendu parler de Born Bad, je pense que c’était via Cheveu. Il y a eu une discussion : ‘Ouais tu sais pas quoi ? Cheveu, ils ont signé avec un label qui fait un partenariat avec le Coq Sportif. Ils ont tous eu des baskets gratuites !‘. Et j’étais là : ‘mais c’est quoi ces conneries ? C’est ça le rock maintenant : le basket, des partenariats avec des marques à la con‘. Du coup, j’étais un peu dubitatif. La deuxième fois, c’était pendant un concert à Bruxelles. J’ai rencontré Elzo qui m’a appris par la suite que JB avait fait ce deal avec le Coq Sportif pour sortir un 45t promo de Frustration, Magnetix et Cheveu, qui sont un peu restés les groupes emblématiques du label. Quelques années après, je lui ai envoyé des morceaux, il était intéressé. Quand il a été question de faire ce qui devait devenir ‘Dissolve Me’, on est parti à Venise enregistrer l’album dans un studio complètement analogique. J’ai envoyé les morceaux à JB, il trouvait ça vraiment cool, mais il n’aimait pas du tout le son. Il nous a donc demandé de le réenregistrer. On était un peu emmerdé, alors ils nous a mis sur un plan à Bagnolet : des mecs qui venaient d’y construire un studio qui s’appelle OnetwoPassIt. On a été le premier groupe à enregistrer un album là-bas. Le disque de Marietta que je suis en train de faire, ça va être le quatriéme que je vais sortir chez lui. Je me dis que ce n’est pas rien. C’est cool qu’il me fasse confiance et qu’il continue à défendre ce que je fais. C’est ça qui compte le plus au final : d’être soutenu dans une continuité, parce qu’un album n’est jamais une finalité en soi.


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