11 Oct 19 Bodega, le voir pour le croire
C’est par un vendredi soir ordinaire, au Cabaret Vert, que nous rencontrons le leader de Bodega, groupe post punk new yorkais qui, en fin d’année dernière, sortait un premier album unanimement acclamé. Nous sommes en début de soirée, et le quintet s’apprête à livrer à une prestation sur la scène Razorback, là ou la veille s’enchaînaient les performances cathartiques de Johnny Mafia et Pottery. A peine ai-je le temps de finir ma cigarette qu’au loin, j’aperçois déjà la silhouette imposante de Ben Hozie, l’air enjoué et semble-t-il plutôt satisfait de se trouver là ou il est. Après une poignée de main franche et quelques brèves formules de politesse, on entame notre discussion…
Peux tu revenir brièvement sur les débuts de Bodega ?
Ben Hozie : On s’est rencontré à Brooklyn, de différentes manières. Avec Nikki, l’autre chanteuse, on avait déjà un ancien groupe qui s’appelait Bodega Bay. J’avais aussi joué avec Madison, l’autre guitariste, dans un autre projet. Heather, la bassiste, a vécu avec nous un petit moment et, pour ce qui est de notre batteur, il jouait dans un show de Broadway qui s’appelait Stomp, puis a décidé de tout quitter pour nous rejoindre lui aussi.
Votre premier album adressait une sévère critique de la société de consommation dans laquelle nous vivons. Changer les choses semble aujourd’hui presque impossible tant le défi est grand. Du coup, j’aurais aimé savoir quelles sont les choses qui t’interpellent le plus dans notre société, et ce que tu aimerais changer dans notre façon de vivre actuelle ?
Je pense que le plus gros problème – ce qu’on a tenté de mettre en lumière avec notre premier album – est la façon dont internet et la technologie en général peuvent changer la société, à la fois pour le meilleur mais aussi pour le pire. Toutes les transformations imposées par ces technologies font parfois ressortir ce qu’il y a de plus mauvais en l’homme. Il devrait y avoir plus de régulations vis à vis d’entreprises comme Apple, Google ou encore Amazon tant elles ont désormais plus de pouvoir que les Etats. Je ne voudrais pas passer pour un théoricien du complot, mais je pense que ces sociétés devraient être plus surveillées. Un tel pouvoir ne peut rester incontrôlé. Le fait qu’elles pourvoient des services publics mais demeurent totalement opaques me pose un véritable problème.
On peut lire un peu partout que Bodega incarne à lui seul une bonne partie de l’histoire du rock new yorkais avec des références évidentes à des groupes comme LCD Soundsystem, ESG, Liquid Liquid. N’est-ce pas quelque chose de trop lourd à porter quand on commence à se faire un nom ?
Non, je ne pense pas que ce soit trop lourd à porter. Je pense que le cerveau humain a toujours tendance à chercher un point d’ancrage pour toute nouvelle chose, à partir de laquelle il classe les informations de manière plus ou moins analogue. Pour moi, c’est pareil avec la musique. On est tous très conscients des influences new yorkaises que nous portons, et on s’est collé cette étiquette nous-mêmes. Pour autant, le dernier single qu’on a sorti ne ressemble à rien d’autre que nous ayons fait, et encore moins aux influences que tu viens de citer. On s’est juste volontairement mis dans cette situation pour prouver aux gens qu’on a désormais autre chose à leur offrir.
A l’écoute de votre premier album, on ressent une volonté très nette de faire danser les foules, en utilisant par exemple des influences Talking Heads très explicites. Est-ce que vous vous êtes retrouvés là dessus avec Austin Brown des Parquet Courts ? Pourrais-tu nous raconter comment vous vous êtes rencontrés précisément ?
On a joué un concert à New York et il s’est avéré qu’Austin se trouvait dans le public. Après le concert, il est venu vers nous, nous a dit qu’il aimait bien nos musiques et nous a demandé si on les avait déjà enregistrées. Ce à quoi on a répondu qu’effectivement, on avait deux ou trois trucs sur lesquels on bossait depuis un petit moment. Il nous a alors proposé de nous enregistrer, ce qu’on a accepté sur le champ. A cette période, il pensait qu’on avait seulement quelques démos sur lesquelles on travaillait, mais en réalité on avait déjà plus d’une dizaine de titres. Quelque chose comme 17, je ne me souviens plus vraiment. En ce qui concerne les morceaux de notre premier album, on les a laissées quasiment telles qu’on les avait travaillées avant de rencontrer Austin. Mais l’avoir à nos côtés a été une véritable source d’inspirations pour nous tous.
On ressent souvent chez vous une certaine touche d’humour noir. Pensez-vous que l’ironie soit essentielle pour faire passer certains messages ? Où trouvez-vous vos inspirations pour écrire ?
Oui, je crois totalement en l’ironie. Dans le cinéma par exemple, l’une de mes principales passions à côté de la musique, je dirais que des français comme Godard ou Tati m’ont beaucoup influencé dans leur façon d’utiliser l’ironie. Mais en ce qui concerne mes influences au sens large, je dirais que j’ai beaucoup de héros à la fois dans ce domaine mais aussi dans la musique comme le folk, le rock, la pop ou encore la littérature. En fait, je suis insatiable pour tout ce qui a trait à la culture et aux textes. Pour autant, je ne pense pas que les mots que j’utilise dans mes paroles viennent de moi à proprement parler. Je pense qu’ils viennent de la culture en général. Enfin, c’est ce que tous les artistes font mais, personnellement, je suis conscient du fait que mes idées ne soient pas les miennes : je les absorbe à travers différentes sources d’inspirations jusqu’à ce que je trouve le moment le plus opportun pour les faire ressortir.
Bodega est majoritairement composé de femmes, ce qui n’est pas très courant de la paysage post punk actuel. Selon vous, qu’apporte cette touche de féminité plus importante que chez les autres groupes de même style ? Est-ce pour vous une façon de casser les codes du genre afin de mieux le reconstruire ?
Hmm… Je ne sais pas tellement. Je pense qu’on n’a pas forcément tout planifié dans le but que Bodega devienne un groupe majoritairement féminin. A vrai dire, dans notre entourage, les musiciens les plus talentueux étaient des femmes, c’est aussi simple que ça. J’aurais aimé que Nikki soit à mes côtés à l’instant, car la sexualité féminine est pour elle un élément important qu’elle n’a de cesse de défendre au sein du groupe. C’est donc quelque chose de très intéressant pour nous, artistiquement parlant, d’être entourés de femmes.
Vous avez récemment sorti un album live reprenant quasiment l’intégralité de Endless Scroll, en y ajoutant quelques inédits. Ceci témoigne de l’importance que vous donnez à la scène, d’autant plus que vos titres assez minimalistes semblent bien taillés pour le live…
On se considère beaucoup plus comme un groupe live que comme un groupe de studio. Pour moi, le rock’n’roll doit se ressentir. C’est un genre de musique qui doit être vécu en personne. Dans Bodega par exemple, on improvise beaucoup pendant nos concerts, ce qui fait qu’aucun ne se ressemble vraiment. Personnellement, j’adore écouter des albums, mais je trouve que – et plus particulièrement dans notre style de musique – tu dois en quelques sortes le voir pour le croire, être là pour vivre l’instant avec nous, pour vraiment l’apprécier au maximum. C’est pour cela que, même à l’heure actuelle, à une époque où la musique est de plus en plus créée de toutes pièces sur ordinateur, le rock’n’roll trouve encore toute sa légitimité grâce à ce composant live. A mon sens, tout cela procure une énergie qu’on ne retrouve nulle part ailleurs, justement parce que ce n’est pas quelque chose de parfait.
Tu parlais un peu plus tôt de ton amour pour le cinéma. J’ai lu ici et là que tu possédais une société de production baptisée Pretorious Pictures. Est-ce que tu peux nous en dire un peu plus à ce sujet ?
En fait, je réalise déjà mes propres films. Avec un peu de chance, mon prochain devrait sortir début 2020. Ça s’appelle Private Chat et c’est une sorte de mélodrame qui traite d’un homme tombant amoureux d’une cam girl. Nikki en est l’actrice principale, et Austin Brown de Parquet Courts a même composé quelques musiques pour le film. J’espère qu’il arrivera à trouver son public. C’est mon troisième film, et je fais ça en parallèle de Bodega. En fait, tout le monde dans le groupe a un pied dans un autre domaine artistique que la musique : Nikki est photographe, mais elle peint aussi parmi bien d’autres choses. Madison travaille aussi dans l’industrie cinématographique.
Et as-tu déjà envisagé de réaliser toi-même les clips de Bodega ?
Ah, Nikki s’en charge déjà ! C’est elle qui a réalisé tous nos clips depuis le début, sauf celui de Shiny New Model qu’elle a co-réalisé avec un de nos amis. Elle est un peu la directrice artistique du groupe : c’est elle qui a trouvé l’artwork du premier album, qui design nos t-shirts, et tout le reste…
Shiny New Model est donc sorti il y a peu, et un nouvel EP a été annoncé dans la foulée. Marquera t-il une évolution par rapport à au premier album ? Si oui laquelle ? Pourquoi un Ep plutôt qu’un deuxième album d’ailleurs ?
Tout ce que je peux dire, c’est que le nouvel EP va sonner assez différemment de l’album. Cette fois-ci, c’est Madison, l’autre guitariste du groupe, qui l’a produit et nous l’avons enregistré dans un vrai studio, avec de vrais professionnels. Pour le premier album, on avait Austin mais on l’a enregistré dans la salle de répète des Parquet Courts. Celui-ci aura donc sûrement un plus gros son. De plus, on s’est autorisé pour la première fois à enregistrer nos improvisations en studio. D’ailleurs, le dernier titre de l’EP doit faire environ 10 minutes et a été quasiment enregistré en totale impro. Le deuxième album devrait sortir l’été prochain, donc ce nouvel EP est un peu une façon de joindre les deux bouts. Cela dit, il est quasiment aussi long qu’un album standard. Il comprend 7 morceaux dont 2 que l’on devait sortir sur Endless Scroll mais qu’on a finalement gardé de côté pour plus tard. Une des principales différences avec l’album, que l’on peut déjà entendre sur Shiny New Model, est son orientation beaucoup plus mélodique que tout ce qu’on a pu faire auparavant. Nous n’avons pas envie que les gens nous considèrent simplement comme un groupe de post punk, mais comme un groupe de rock qui fait du post punk parmi d’autres genres. On a des morceaux plus dansants, d’autres plus punk, plus psychédéliques, et beaucoup de ballades. C’est aussi une façon pour nous de dévoiler un autre visage, une façade moins violente et plus douce, tout en renouvelant notre son.
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