21 Juin 19 Black Midi, dérapages contrôlés
Quelques concerts et un seul single auront d’abord suffi à black midi pour s’accaparer le statut de next big thing du rock anglais. Tous âgés d’une vingtaine d’années seulement, les quatre – qui se sont connus sur les bancs de la prestigieuse Brit School – ont ensuite pris le temps de se faire rares, et ainsi de susciter l’impatience chez tous les fans de musiques électriques, exigeantes et marginales. Jusqu’à la sortie tant attendue de Schlagenheim, un premier album qui vient enfin répondre aux questions soulevées par ce phénomène encensé de toutes parts : black midi mérite t-il vraiment son statut ? La complexité de son rock tient elle du génie ou d’un élitisme forcé et prétentieux ? En mai dernier, Geordie Greep – chanteur/guitariste à la dégaine de cow-boy autiste – et son compère Matt Kwasniewski-Kelvin étaient à Paris pour éclaircir les esprits.
Il semble que tout soit allé très vite pour vous. Comment appréhendez-vous la sortie de ce premier album ? Ça ne vous met pas trop la pression de lire autant de critiques dithyrambiques à votre sujet et à votre âge, seulement deux ans après la formation de votre groupe ?
Geordie Greep (chant/guitare) : Les choses ont vraiment commencé à s’accélérer il y a deux ans, quand Cameron nous a rejoint à la basse lors d’un concert, en juin 2017 plus précisément. C’est à partir de ce moment que nous sommes vraiment devenus un groupe. Mais Matt et moi avions fait des trucs auparavant, on avait pas mal expérimenté l’année d’avant, jusqu’à ce que Morgan nous rejoigne à la batterie. Pour en revenir à ta question, bien sûr que non, nous n’avons pas la pression. C’est vraiment bien d’entendre toutes ces bonnes critiques, mais on doit continuer notre bout de chemin. Nous n’avons encore rien fait finalement, donc on n’a vraiment pas envie de se faire enfumer par tout ça. Tu vois ce que je veux dire ? On doit continuer à travailler dur. Même aujourd’hui, l’album est fini, mais on pense déjà aux nouveaux titres et à ce qu’on va en faire par la suite.
Je suis allé chercher la définition de ‘black midi’ et je me suis aperçu qu’il s’agissait d’un terme définissant un genre musical utilisant le midi via un large spectre de notes. Ce n’est pas forcément à ça qu’on penserait en vous écoutant… Comment vous est venu ce nom de groupe ?
J’avais trouvé ce terme sur Internet. J’ai trouvé que ça sonnait bien et que c’était assez cool comme nom. Je n’aime pas particulièrement ce genre de musique mais, en revanche, le concept qu’il y a derrière, cet art autodestructeur où il y a tellement de notes que le compositeur lui-même en perd le contrôle, j’ai trouvé ça ultra intéressant. Mais, à la base, quand on a commencé, c’était juste un nom que j’avais dans un coin de la tête. Je me suis dit ‘appelons nous black midi pour commencer et voyons ce que ça donne, on pourra trouver mieux plus tard‘, puis c’est resté ainsi (rires).
À l’écoute de Schlagenheim, on s’aperçoit tout de suite que vos influences sont très variées. Quels sont les groupes moteurs qui ont façonné le son de ce premier album selon vous ?
Matt Kwasniewski-Kelvin (guitare) : Nous écoutons de la musique via un spectre vraiment très large, nous ne nous imposons aucune restriction, on écoute de tout, de la musique classique au jazz, en passant par du hip hop ou de la dance… Mais, à titre personnel, j’ai beaucoup aimé Godspeed You! Black Emperor qui m’a beaucoup influencé dans mes parties de guitare et mes reverbs, entre autres.
Geordie Greep : D’une manière générale, cet album est un peu comme une combinaison de 15 ans d’écoutes de différents types de musique. Il s’agissait de trouver de l’inspiration dans tout ça, et de l’utiliser par la suite d’une manière différente. Je pense qu’il y a des influences que tu peux à l’évidence retrouver, des parties heavy qui te font penser à du Black Sabbath ou un truc du genre. Il y a également des tonnes d’inspirations que tu ne décèles pas forcément à la première écoute, mais qui exercent une influence directe sur nous tous, sur la manière dont nous jouons ensemble.
Avant même d’avoir sorti un seul titre, vous étiez déjà annoncés comme la nouvelle révélation de la scène britannique par le Times ou Pitchfork. N’avez-vous pas peur d’être attendus au tournant avec ce premier album ?
Au contraire, je dirais qu’on est plutôt excités par la sortie de notre album. Nous sommes assez confiants sur le travail que nous avons fait, donc on attend de voir ce que les gens en pensent.
Schlagenheim a été produit par Dan Carey (Hot Chip, Franz Ferdinand, The Kills…). Pouvez-vous nous expliquer ce choix et comment cette expérience a pu être mise à contribution ?
Matt Kwasniewski-Kelvin : C’est un mec vraiment super. On a fait une résidence dans cette salle de Brixton appelée The Windmill. Enfin, c’est plus une sorte de pub / salle de concert en fait. Il est venu à un de nos concerts, nous a dit qu’il avait vraiment aimé, notamment le titre bmbmbm, et que ça l’intéressait de travailler avec nous.
Geordie Greep : Avant même d’avoir enregistré quoi que ce soit, juste en l’ayant rencontré, on pouvait se dire qu’il était le bon mec avec qui collaborer. Pas seulement au niveau du matos de son studio qui était varié et qui nous semblait vraiment intéressant, mais également à sa manière de parler de notre musique. Il ne faisait pas comme la plupart des gens, à la comparer à tel ou tel groupe. En général, ça nous rebute plus qu’autre chose. Il nous parlait plus de notre musique en termes d’énergie, de son, et c’est ce qui nous a beaucoup plu. Et puis lorsqu’on a commencé à enregistrer avec lui, c’était juste le rêve : il a tout de suite compris ce que nous essayions de faire, et a ajouté sa patte. Son travail a été réellement bénéfique pour la composition de l’album.
Il a été enregistré en fin d’année dernière en seulement cinq jours, on imagine donc que le courant est effectivement bien passé entre vous. Aviez-vous prévu d’enregistrer si rapidement ? L’album était-il bien défini dans votre tête au moment de rentrer en studio, ou bien aviez-vous prévu de laisser de la place à l’improvisation ?
En fait, l’album dans son ensemble a pris quelques semaines à être finalisé. Mais nous avons enregistré les parties principales (guitare, basse, batterie) en live, en deux ou trois jours, vu que nous les connaissions sur le bout des doigts. Le reste du temps, nous l’avons passé à faire des overdubs, parce que nous avions envie de faire un album vraiment riche.
Matt Kwasniewski-Kelvin : Pour l’enregistrement, je dirais que nous étions assez ouverts d’un point de vue général. Nous étions assez réceptifs à la touche de Dan, à son studio, ses instruments… Ça nous a permis d’essayer des trucs auxquels on n’aurait pas forcément pensé. Et quand ça ne marchait pas, on passait à autre chose…
Geordie Greep : Les morceaux dans leur structure étaient en revanche pleinement terminés. En fait, avant de pouvoir envisager d’enregistrer un album, on a fait pas mal de concerts pour économiser de l’argent. C’est à force de jouer qu’on a fini par envisager nos morceaux dans leur version concise. Donc, au moment de rentrer en studio, je pense qu’ils étaient suffisamment finalisés dans nos têtes pour ne pas avoir à les recomposer par la suite. On s’est contenté d’enregistrer tout ce qu’on avait, et on s’est concentré sur ce qui marchait le mieux.
Durant vos concerts, vous aimez laisser beaucoup de place à la recherche de nouvelles sonorités et autres effets ingénieux (par exemple relier une video YouTube à une guitare via un téléphone). Est-ce à la Brit School que vous avez appris à être aussi créatifs ?
Matt Kwasniewski-Kelvin : En fait, c’est Geordie qui m’a donné l’idée d’utiliser un téléphone sur un micro de guitare. Ça nous est venu à force de faire des jams à l’école. Il s’était pointé avec un enregistreur contenant des sons de discours, c’est comme ça qu’on a découvert qu’on pouvait faire sortir n’importe quel son via un micro de guitare. Et ça nous a pas mal plu, le fait de jouer avec, d’ajouter des delays par-dessus, de jouer avec les effets. Expérimentalement parlant, on a trouvé ça assez cool…
Geordie Greep : On m’avait raconté il y a très longtemps que Jimi Hendrix avait pour habitude de faire ça, de faire passer une radio à transistor via ses micros de guitare. Je n’ai jamais vraiment vu de preuves ou de vidéos de ça, donc je ne saurais pas dire si c’est un mythe ou pas, mais l’idée m’est venue de là.
C’est dans cette école d’art londonienne, qui a vu nombre de musiciens passer (Amy Winehouse, Adele, The Kooks…), que vous vous êtes rencontrés. Quels souvenirs gardez-vous de votre passage dans cette école ?
On en a de super bons souvenirs, c’est une institution fantastique. Ce qui est bien, c’est qu’elle est gratuite, tu n’as pas à payer de frais d’inscription pour pouvoir y rentrer, tout se passe par un examen d’entrée. Du coup, tu as des gens de tout horizon social, pas seulement des gens riches. C’est une chance pour ceux qui veulent faire de la musique car cela leur permet de jouer avec des profils très différents, ce qui est selon moi le plus enrichissant en musique. Si tu te contentes d’un professeur à domicile ou de tutos sur internet, tu n’apprendras jamais à jouer vraiment avec les autres. Dans ce sens, cette école est vraiment très enrichissante ; elle n’enseigne d’ailleurs pas que cela, il y a aussi des cours de danse, de théâtre, etc… Un autre truc vraiment cool : le choix des enseignants. Non seulement ils sont tous très qualifiés, mais ils sont vraiment passionnés de musique, et intéressés par des genres très différents. Ils ne s’en tiennent pas au programme proposé, ils rentrent réellement dans le détail de ce qu’ils connaissent le mieux. Par exemple, il y un module de musicologie qui nous enseigne la musique provenant de différentes parties du monde. Un de nos professeurs est donc allé très en profondeur sur l’Inde et le Pakistan, parce qu’il y était allé, et avait une connexion très proche avec la musique de là-bas… On n’a jamais vraiment étudié sur des manuels ou quoi que ce soit, c’était toujours très direct et personnel.
Jusqu’à il n’y a pas si longtemps, il était assez compliqué de vous écouter sur Internet : un morceau sur Soundcloud a longtemps été le seul titre disponible, avec une session KEXP et une collaboration avec Jerskin Fendrix, Ice Cream. Était-ce un choix volontaire pour laisser de la place à l’album à venir ?
En fait, il y avait plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, nous n’avions tout simplement pas les moyens d’enregistrer, puis nous ne voulions rien sortir avant que cela nous plaise vraiment, que nous soyons satisfaits à 100% et certains que ce soit utile au groupe. Nous souhaitions aussi que nos titres sortent et soient distribués correctement.
J’ai lu que vous avez eu l’opportunité de faire un live avec Damo Suzuki à Brixton… Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Matt Kwasniewski-Kelvin : Avant de monter sur scène, nous étions très nerveux, on ne savait pas vraiment dans quel sens cela allait partir. Et puis ce mec est clairement une légende, donc bon… Mais quand on a commencé à jouer, on s’est tout de suite mis dedans.
Geordie Greep : On était évidemment nerveux, on avait peur qu’un truc se passe mal, qu’un haut-parleur explose, que la batterie pète, on imaginait le pire (rires). Mais une fois qu’on s’est mis dans le groove, tout s’est passé impeccablement. La seule chose que Damo Suzuki nous a dit avant de monter sur scène est : ‘à un moment donné, je vais sauter en l’air, et quand j’atterrirai, je veux que vous fassiez tous un bruit énorme‘ (rires). À partir de là, on a fait que de l’impro. C’est assez marrant car le concert était enregistré et, en le réécoutant, on a beaucoup aimé certaines parties spécialement créées pour ce moment précis. On s’en est ensuite inspiré pour certains morceaux de notre album. Ça a été une soirée prolifique pour nous, on a trouvé pas mal d’idées de morceaux en jouant avec lui (rires).
A l’heure où d’autres artistes inondent les réseaux sociaux en quête perpétuelle de nouveaux auditeurs, vos prises de paroles médiatiques se résument jusqu’à présent à annoncer l’essentiel : les dates de concert et votre 1er album, annoncé seulement un mois avant sa date de sortie… Cherchez-vous à communiquer le moins possible pour entretenir un côté mystérieux, ou pour laisser le plus de place possible à votre réputation scénique ?
Peut-être oui, mais je dirais que c’est principalement parce que nous jugeons qu’il n’est pas nécessaire de sortir quoi que ce soit d’autre sur les réseaux sociaux. Nous n’avons pas vraiment de raisons de nous mettre en scène. Je pense que le truc des réseaux sociaux, d’attirer de nouveaux fans et tout ce qui va avec, c’est plus un mythe qu’autre chose : si ta musique est bonne, les gens vont naturellement s’y intéresser, et vont vouloir s’y attacher, etc… Ce n’est pas parce qu’un artiste a beaucoup de fans que sa musique est bonne pour autant. On cite souvent les pop stars et leurs millions de fans comme exemple, mais ce n’est pas vrai non plus, car leurs réseaux sociaux sont pour moi une sorte de sous-produits… Ce n’est pas ce qui les rend célèbres.
Matt Kwasniewski-Kelvin : On ne va pas mettre en ligne des photos de nous en train de manger au petit déjeuner…
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