
25 Oct 24 EggS, en équilibre sur une ligne de crête
A Glitter Year, c’était à la fois l’expression d’une certaine fragilité, mais également le moyen de l’assumer pour en faire une véritable force. Porté par une troupe nombreuse en évolution permanente, ce premier album de EggS était traversé de bout en bout par ce souffle héroïque capable de soulever des montagnes mais n’oubliant rien de ce qui, en chacun.e de nous, renvoie à la plus délicate et plus profonde fibre sensible, celle qui semble être la substance même de notre humanité. L’élan de Springsteen et le sens inné des mélodies cabossées de Paul Westerberg, pour faire (très) court, voilà qui faisait de EggS le genre de groupe que l’on garde toujours, précieusement, au plus près de soi. Crafted Achievement, le tant attendu nouvel album, ne désavoue heureusement pas ce passé glorieux, mais ne manque pourtant pas d’étonner et d’enthousiasmer par ses nouveautés : une voix qui accepte de se poser, une instrumentation plus claire et sélective et qui, par là, concentre ses effets pour mieux les augmenter, une influence américaine plus affirmée. Il fallait bien une rencontre en deux temps – la première, en juin, au festival rennais Des Pies Chicaillent, la seconde début octobre, en visio – pour bien faire le tour des activités passées, présentes et futures de ces musiciens attachants et d’une sincérité absolue dans leur engagement artistique.
Pouvez-vous nous présenter la genèse de Crafted Achievement, votre nouvel album ?
Léo Deville (claviers) : Les morceaux, on les joue depuis maintenant deux ans, et ce qui a structuré l’album, c’est la setlist des concerts.
Charles Daneau (chant/guitare) : Il manquait juste Your Maze et Head in Flames, le dernier morceau que l’on a écrit pour l’album.
Léo : Et qui s’est bizarrement retrouvé premier single et en premier dans le tracklisting de l’album. Il semble ouvrir quelque chose, alors qu’en réalité il termine un processus d’écriture qui s’est étalé sur deux ans.
Charles : Pour l’enregistrement, nous avons effectué plus de séances de studio. Alors que A Glitter Year n’en avait nécessité qu’une seule, celui-ci en a réclamé deux au studio Claudio près de Versailles, qui est géré par Alexis Fugain. C’est lui qui a enregistré l’album, et le mixage a été assuré par Guillaume Siracusa (guitariste et chanteur de Special Friend, ndlr). Dix musiciens différents ont participé à la réalisation de cet album. Il y a d’abord le noyau dur, qui constitue le groupe pour le live : moi-même, la section rythmique permanente avec Manolo (Freitas) à la basse et Rémi (Studer) à la batterie, Grégoire (Bayart) à la guitare, Léo aux claviers, et Cyprien (Vandenbussche) au saxo. Au chant, il y a Erica (Ashleson), l’autre moitié de Special Friend (également dans Dog Park et Schøøl, ndlr) qui fait maintenant partie intégrante du groupe. Autour de cette base viennent à nouveau se greffer Margaux (Bouchaudon) et Camille (Fréchou) pour les choeurs, ainsi que Côme (Ranjard) à la lap steel. J’ai toujours considéré EggS comme une entité en mouvement.
Que signifie, pour vous, être un collectif nombreux, à géométrie variable, aujourd’hui ?
Charles : D’un point de vue stratégique et compte tenu de la manière de fonctionner économiquement du monde de la musique, c’est aberrant d’être huit voire dix aujourd’hui. En tournée, ce n’est pas viable économiquement sur le papier, d’où les difficultés à faire des concerts. Mais on s’en fout, l’idée, c’est vraiment de faire de la musique pour la musique. On voulait, dès le départ, être nombreux parce que les morceaux que l’on compose et joue le réclament, le cadre du power trio étant inadapté pour le type de sonorités que l’on voulait produire. Mais il y avait aussi le désir d’être un crew. Dans tous les groupes que j’aimais, il y avait ce truc là, une énergie liée au fait d’être plusieurs, impliquant non seulement celles et ceux qui jouent la musique mais également, autour, celles et ceux qui en parlent ou se trouvent dans d’autres groupes, comme Margaux et Camille (En Attendant Ana) ou Guillaume et Erica (Special Friend). Il y a toute une scène, en fait, qui permet de s’échanger des plans, de se prêter du matériel. On est très loin de toute stratégie, y compris commerciale, ce qui se comprend d’autant mieux quand on sait que l’économie de la musique indépendante est toute petite. Et cette démarche a une valeur, la preuve c’est qu’on arrive à jouer nos morceaux en live, malgré les difficultés que cela implique.
Erica : C’est quelque chose que je trouve assez beau et osé dans EggS. J’entends souvent dire, qu’aujourd’hui, en 2024, on ne peut pas être plus de trois ou quatre dans un projet musical, car au-delà on ne pourra plus être programmé nulle part pour des raisons budgétaires. Je trouve dommage d’en arriver là, de s’interdire de faire ce que l’on veut par opportunisme, parce qu’on ne pense qu’à l’argent. Dans EggS, chaque personne apporte vraiment quelque chose, on n’est pas dans la démarche de rajouter pour rajouter. Il n’y a personne qui est intermittent dans ce groupe, on fait nos boulots de merde à côté et on est content de se retrouver autour de la musique, que ce soit pour répéter ou partir en tournée mais également pour aller voir des concerts d’autres groupes. Il y a beaucoup d’amitié, de sens de la communauté. Ce que l’on fait, c’est par passion, ça donne du sens à la vie.
Comment avez-vous abordé la réalisation de ce nouvel album ? Il semble, par rapport au précédent, plus clair et précis dans le rendu sonore de chaque instrument. Les claviers, par exemple, se détachent sur Keep On Stumbling et acquièrent par là une véritable personnalité, distincte de l’ensemble, tout comme la guitare à la fin de Your Maze.
Charles : Il est plus Hi-Fi (rires) ?
Léo : Cet album présente des morceaux plus longs et est moins spontané dans le sens où on s’est vraiment creusé la tête pour savoir qui on veut entendre à quel moment : quand voulait-on entendre la Lap Steel ? Quand fallait-il mettre en avant la voix de Charles ou le choeur d’Erica, et ainsi baisser dans le même temps tous les autres instruments ? On voulait faire respirer la musique et laisser à chacun son moment à lui. Sur le premier, on avait clairement une approche garage lo-fi qui faisait qu’on mettait ensemble tous les instruments pour en tirer le plus d’effets dans un minimum de temps. On voulait alors que la musique soit brute, jetée en pleine face, comme en live, tous présents au même moment.
Charles : On déconne parfois en se disant que le deuxième album, c’est celui de la maturité. Sur le premier, il y avait effectivement quelque chose de très instantané. Je composais des morceaux à la guitare que l’on bossait ensuite à quatre ou cinq, et là dessus se greffaient d’autres personnes, comme Margaux et Camille. Pour le deuxième, on ne voulait pas refaire la même chose. L’objectif, c’était de travailler les arrangements, de mieux penser et utiliser la personnalité de chaque instrument, et non pas partir simplement de la guitare pour rajouter ensuite toujours la même orchestration. Tu parlais des claviers sur Keep On Stumbling… Ce morceau est révélateur de notre souci de ne pas toujours reprendre des sons d’orgue à la The Clean. Quand je l’ai composé en acoustique, je le pensais en mode Big Star, mais comme ce n’était pas la culture musicale des gars ni d’Erica, il fallait l’approcher différemment. Léo venait juste de voir The Cannanes au Pop Fest et il a pensé pour le morceau à un clavier un peu weirdo,ce qui fait qu’on a commencé à travailler en ce sens. Et c’est la même chose avec le saxo, que l’on a utilisé quand ça se justifiait. En fait, si sur A Glitter year on ajoutait plein de trucs, sur Crafted Achievement on était plutôt dans une démarche de soustraction. On enlevait ce qui était inutile pour retrouver le corps de ce qui faisait le morceau.
Le travail sur les voix change également par rapport à A Glitter Year. Ta voix, Charles, est plus posée et le chant d’Erica apporte des nouveautés d’un point de vue mélodique, ce qui se remarque particulièrement sur Angry Silence.
Charles : J’ai pas mal travaillé, dans l’écriture des morceaux, les rythmiques des phrases, afin de mieux poser ma voix. Puisque nous sommes des français chantant en anglais, il faut composer avec les défauts que cela implique, et cette fois-ci, nous avons pris d’avantage de temps pour le faire. Erica, sur Angry Silence ou Bob Stinson Song, développe effectivement une personnalité propre, en apportant un côté indie nineties, plus laid back, dans la manière de chanter.
Et la Lap Steel, comment vous est venue l’idée de l’utiliser ?
Charles : C’était vraiment un rêve de gamin. J’en discutais un jour avec Cyprien (saxo) et lui disais que j’aimerais trop voir ce que la Lap Steel apporterait à notre musique. Et là il me dit que l’un de ses potes en joue, et c’est comme ça que l’on a fait venir Côme. J’ai beaucoup écouté les anglais mais je suis vraiment arrivé à un moment dans ma vie où ce que je préfère, c’est la musique américaine. Ce qui explique que j’aime beaucoup la Lap Steel, que l’on retrouve notamment, pour ne parler que de références récentes, chez Wednesday, un groupe qui fait vraiment la synthèse de tout ce que je peux aimer, en reprenant de la traditionnelle americana réadaptée dans un cadre indie. La chanteuse, Karly Hartzman Harpsman, est fan de The Pains Of Being Pure At Heart – on ne peut pas faire plus indie, dans le style C86 et guitares noisy – et en même temps c’est une fan de Drive By Trucker, qui est le groupe de country rock américain par excellence, et que j’adore également. Comme elle, ma culture musicale oscille entre les anglais et les américains : j’aime les Smiths, mais j’adore aussi les Jayhawks.
Seriez-vous d’accord pour dire que la musique de EggS est inactuelle ? Elle a des références, mais ne sonne pas passéiste. Elle est faite aujourd’hui mais a un côté intemporel qui la libère de l’ancrage dans le présent.
Charles : On n’essaye pas de reproduire à l’identique le son d’une scène dont on serait fan, en imitant tel son de guitare, en jouant à l’identique le chorus, comme les groupes qui font du revival sixties, par exemple. Avec EggS, on a des influences qui, effectivement sont connectées à une époque, mais on essaye de les digérer pour les balancer à notre sauce. Ce qui fait qu’il y a quelque chose d’intemporel. On joue de la musique de 2024 en utilisant nos influences. Même si on aime Pavement, on ne refait pas du Pavement, ce que l’on serait de toute façon incapables de faire !
Ce côté inactuel se retrouve aussi dans les paroles, puisque celles-ci traitent du quotidien, mais sans être prisonnières de l’époque.
Charles : Je suis assez d’accord avec ça. J’aime parler du quotidien, de la scène musicale, de ce que j’entends. Les paroles peuvent être assez politiques également, mais dans le sens où, à partir de choses particulières, elles peuvent servir à écrire une histoire ayant une dimension universelle. J’ai toujours aimé un compositeur comme Ray Davies qui parle du quotidien, de ce que vit au jour le jour le prolétariat anglais, tout en s’efforçant de le sublimer. Il y a cette chanson des Kinks que j’adore, Shangri La, qui parle d’un type qui croit avoir réussi sa vie et à qui on dit que ce qu’il a réalisé est en fait infime, et que sa prétendue réussite n’est qu’une illusion, le tout avec une emphase qui compense tout le négatif du propos. C’est ce que j’adore aussi chez les Replacements.
Il y a des thématiques précises abordées par l’album ?
Charles : Le couple, ce que c’est que d’être longtemps avec une personne, le temps qui passe et le vieillissement, le fait d’être spectateur de sa propre vie et la manière de s’en ressaisir. Et, surtout, les héros de l’adolescence qui te construisent musicalement, ce dont parle Bob Stinson Song qui est évidemment une référence à l’un de mes héros, le guitariste des Replacements, mais également à Bob Pollard (le chanteur de Guided By Voices, ndlr) et Johnny Thunders, le guitariste des New York Dolls. Ce que j’adore dans la musique américaine et anglaise, c’est cette capacité à sublimer le quotidien, avec des textes hyper simples auxquels tu peux connecter ta propre vie. Le morceau ultime, à mes yeux, parle d’une chose banale pour en tirer un hymne épique s’adressant à tout le monde.
Et c’est ce qui explique que la musique de EggS se caractérise par une forme de déséquilibre, révélant une forme de fragilité, dont ce nouvel album est à nouveau la magnifique expression…
Charles : C’est quelque chose que l’on nous dit souvent, que l’on est sur le fil. Ça vient de la musique qu’on écoute et qui nous a inspirés, lo-fi, dans laquelle il n’y a pas de perfection. Le groupe s’est construit autour de ces gens qui nous ont appris à ressentir la musique comme ça, et à la jouer comme en équilibre sur une ligne de crête.
Léo : Est-ce qu’on recherche le côté cassé ?
Erica : C’est juste qu’on est cassé (rires).
Léo : On n’est pas pro, on ne vient pas du conservatoire. On aime Grandaddy, The Clean, The Feelies, des choses comme ça, parce qu’on sent que ça peut briser à tout moment, mais que ça ne brise pas. L’intention et la tension font tout. C’est la raison pour laquelle nos tempos sont tendus parce que ça menace de péter à chaque instant. Et si ça pète, tant pis, au moins les gens ressentiront quelque chose.
Charles : Eh oui, il y a un peu l’énergie du désespoir (rires) ! On est à la recherche d’une émotion qui doit passer dans le son, dans la composition, dans les paroles et dans l’interprétation. On pousse jusqu’au point où ça peut craquer, mais cela fonctionne uniquement si on y croit. Au moment où on n’y croit plus, ça ne marche plus.
Et sur scène ça peut être très dur, justement parce qu’il faut y croire, il faut incarner la musique. Ce n’est pas qu’une performance technique…
Charles : C’est exactement ça.
Léo : A chaque show, on joue notre vie en ce sens que, même en ayant répété, les conditions n’étant jamais les mêmes, on ne sait jamais si ça va être un bon ou un mauvais concert. Parce que la musique est rapide, parce qu’il y a du monde, parce qu’on joue le plus souvent dans des petites salles ou dans des caves où on est huit à se tenir les uns contre les autres…
Vous avez des souvenirs de concerts particulièrement flamboyants où vous aviez l’impression d’avoir vécu un moment exceptionnel ?
Charles : Je me souviens d’un concert au Point éphémère pendant lequel on a vraiment incarné le truc. On était dix sur scène et on n’a pas spécialement …
Léo : Bien joué ce soir là…
Charles : Oui, mais par contre il y a quelque chose qui s’est passé avec le public, qui a adhéré totalement à ce que l’on faisait. On avait tous de larges sourires, et l’on voyait ceux des gens en face de nous.
Erica : C’était plein et l’ambiance était vraiment particulière. Le micro de Margaux ne marchait pas et on était à deux sur le tien (elle s’adresse à Léo), collés à se faire des bisous. C’était chaotique mais en même temps, c’est pour ce genre de moments que l’on va au concert, que l’on soit dans le groupe ou dans le public.
Cela prouve que vous avez noué un lien privilégié avec votre public, avec une base de fans chérissant particulièrement vos albums.
Charles : J’ai joué dans d’autres groupes avant, mais c’est la première fois que je vois ça. Ma manière de vivre la musique a toujours été de développer des espèces de mythologies au sujet des artistes que j’écoutais. J’ai construit toute mon adolescence autour de ça, à m’intéresser à des groupes qui rassemblaient à des beautiful loosers, à lire leurs histoires, à essayer de comprendre pourquoi et comment ils faisaient cette sorte de musique qui me touchait tant. Ces gens là avait tous des fans hardcore qui les défendaient contre le reste du monde, et je rêvais de monter un groupe qui suscite ce genre de réactions. Toute proportion gardée, bien sûr, je ressens cela avec EggS. Des gens que je ne connais pas chantent les paroles en concert et viennent me voir pour me dire qu’ils ont adoré notre disque.
Léo : Ce qui n’est pas facile vu que tu es quand même assez dur à déchiffrer (rires) ! Sérieusement, quand tu vois une personne, qui n’est pas ton pote, chanter les paroles de tes morceaux, tu te dis que tu as réussi un truc.
Que peut-on vous souhaiter pour la sortie de ce second album ?
Léo : De tourner, si possible partout en Europe On aimerait qu’il soit bien reçu en Angleterre, en Allemagne, au Pays Bas, en Espagne, dans des lieux que l’on n’a pas encore pratiqués. Pareil pour la France, on aimerait continuer à faire des petites tournées. On a joué assez peu dans des SMAC, et on aime celles où nous sommes allés, mais on aime aussi jouer dans les bars et on aimerait vraiment que l’album nous permette de continuer de faire ce genre de tournées locales. On souhaite également qu’il soit apprécié des groupes que l’on aime. On n’imagine pas qu’il explose, et on ne pense pas qu’il passera à la radio. On sait bien que l’on ne gagnera pas d’argent avec les albums ou les concerts.
Charles : J’espère également que cet album nous permettra de faire des tournées, et que les gens qui l’écoutent aient la même réaction que celle que je peux avoir quand j’écoute la musique de gens que j’adore, à savoir désirer faire de la musique. S’il y a ne serait-ce qu’une personne qui ressent ça sur au moins un morceau, ce serait vraiment cool.
Photos : Amélie Canon
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