Aquaserge, la soif du défi

Aquaserge, la soif du défi

Toujours aussi iconoclaste et facétieux, Aquaserge livrait en octobre dernier un fascinant hommage à des figures connues et moins connues de la musique classique contemporaine, à mi-chemin de la pop et de l’avant-garde. Nous rencontrions à cette occasion Benjamin Glibert et Audrey Ginestet dans leur accueillant appartement à Bruxelles. Autour de quelques bières, nous les avons questionnés au sujet de leurs derniers projets, de leurs envies ou difficultés, ou encore de leur démarche musicale sans concession et passionnante.

Commençons par le nouvel album, The Possibility of New Work. D’où vient ce projet ?

Audrey Ginestet : Un programmateur nous a suggéré d’explorer le champ de la musique contemporaine. On s’est dit qu’effectivement, l’idée était intéressante. Nous avons donc réuni tout le groupe pour savoir par quel angle aborder ce nouveau projet. Dans les œuvres choisies, il y en a une qui nous intéressait particulièrement, une œuvre de Feldman, Pour guitare. Le nom vient d’un programmateur qui était allé voir Feldman et qui lui avait demandé s’il n’avait pas une pièce. Il lui a répondu : ‘There might be the possibility of a new work for guitar‘. Du coup, le programmateur a mis cette phrase comme titre de l’œuvre dans son programme. Rien que ce jeu fait de malentendus nous intéressait.
Il faut savoir que cette œuvre était anti-guitare, car Feldman n’était pas forcément fan de rock ou de pop. Et donc un jour, il s’est lancé ce défi : si je devais faire un truc pour guitare, qu’est-ce que je ferais ? Il a pris un interprète qui n’était pas guitariste et lui a fait faire des positions de mains improbables. Il a noté les accords, ils ont griffonné ça sur une page. L’interprète est allé faire quelques concerts, mais s’est fait piquer sa guitare avec la partition… Donc la pièce a disparu ! Un jour, Feldman et John Cage en ont parlé à la radio en disant qu’elle était géniale, très douce, complètement anti-guitare. En entendant ça, un fan curieux a essayé de remettre la main dessus, en a trouvé un enregistrement live et l’a retranscrit. Donc tout ce processus de composition, de recherche, nous a donné envie de créer un spectacle, un disque.
Benjamin Glibert : Le fan a retranscrit les parties de l’enregistrement live dans des conditions sonores pas optimales. Donc, on ne sait pas s’il a retranscrit des erreurs ou si c’est ce qui avait été écrit. Il existe des ébauches de Feldman, mais personne n’est sûr que ce soit exactement ça…

C’est donc un album de reprises ? Comment appeler ça ?

Je dirais plutôt d’hommages, car on s’est heurté à la difficulté de retrouver les ayants droit, les éditeurs. Rien que ça, c’était déjà toute une recherche. Donc, on a surtout fait des hommages.

Et donc c’est à l’origine du spectacle Perdu dans un étui de guitare ?

Exactement, via un travail de réadaptation, car on ne voulait pas simplement le réécrire de façon classique. On voulait aborder la transmission orale qui consiste à se passer des idées musicales sans forcément ne passer que par l’écriture classique.

Généralement, vous travaillez toujours à l’écrit ?

Oui, tout en incorporant des choses plus orales ou plus graphiques.
Audrey Ginestet : Le disque questionne aussi l’enregistrement de la musique. Qu’est-ce que l’écriture ? Qu’est-ce que l’enregistrement ? C’était ça le nouveau projet. On n’avait pas envie de repartir directement sur un nouveau disque, on désirait ouvrir le groupe à d’autres musiciens, à d’autres pratiques, d’autres musiques. On a commencé par la formule élargie d’Aquaserge. On s’est réunis et on s’est fait écouter de la musique. Qu’est-ce que tu aimes bien ? Et qu’est-ce que tu as envie de reprendre ? Qu’est-ce qu’on a envie de raconter ? Que peut-on arranger pour nos instruments ?

Une partie du groupe étant basée à Bruxelles, comment ça se passe logistiquement parlant ?

Benjamin Glibert : Ce n’est pas évident. On balaye vraiment toute la France et la Belgique. Par conséquent, c’est un travail de réunir tout le monde. Mais on a eu la chance d’avoir des coproducteurs qui nous accueillaient pour des répétitions de recherche. Les producteurs du spectacle, eux, sont basés à Toulouse où une partie du groupe se trouve encore. Après, il y a des musiciens en Suisse, dans les Alpes, dans les Cévennes.

Et vous vous retrouvez ponctuellement pour avancer ?

Au départ, c’était un spectacle sans forcément passer tout de suite par un disque. Mais par le biais du confinement, nous nous sommes tous retrouvés. Lors de ces retrouvailles, nous nous sommes posés une sorte de petit défi : pourquoi ne pas enregistrer un disque de musique contemporaine, mais en utilisant surtout des méthodes pop ?
Audrey Ginestet : Plutôt que de faire un truc coûteux dans un grand studio, on a inventé des repères. On a enregistré les uns après les autres sur des tempos fluctuants. C’est excitant d’inventer des façons de faire.

Comment vous êtes-vous retrouvés dans cette collection ‘Made to Measure’ de chez Crammed, qui rassemble près de 35 albums de compositeurs depuis 1984 dans des genres très divers mais ayant en commun le fait que leur musique aurait pu être utilisée pour une autre forme d’art (film, théâtre par exemple ?

Un peu par hasard. On ne savait pas trop si ça intéresserait quelqu’un. À la base, c’est plutôt une collection de musiques de film, de spectacles. Et nous, ça nous allait bien parce que c’était de la musique de spectacle.

Quel est le devenir de votre projet ?

Benjamin Glibert : On veut le jouer, dans des festivals de musiques innovatrices, de musique contemporaine ou même éventuellement des choses plus rock.
Audrey Ginestet : Ce que je voulais ajouter, c’est que la première du spectacle, on l’a fait avec Jeanne Added. De temps en temps, il y a des invités, selon les besoins de la programmation.

Vous parlez de ‘spectacle’. Il y a quelque chose de différent par rapport au concert ?

Benjamin Glibert : Oui parce qu’on y parle aussi, on y raconte nos relations et nos échanges emails avec les éditeurs. Avec humour.

Est-ce qu’il y a une idée également de pédagogie par rapport à ce genre ? Vous êtes finalement très accessibles par rapport à Feldman…

Oui, certainement. L’idée était de mélanger deux directions plutôt transversales…
Audrey Ginestet : On avait envie de raconter au public cette difficulté de jeter des ponts dans des milieux qui sont parfois étanches.

Comment ça se vend finalement Aquaserge ?

Benjamin Glibert : Là, avec tout ce qu’on a traversé, on ne sait pas trop. Les programmateurs expliquent qu’il y a un embouteillage. Mais c’est sûr que faire un groupe avec 8 musiciens sur scène, en ce moment, c’est un peu à contre-courant. C’est marrant aussi, mais c’est l’aventure !

Vous étiez aussi allés jouer dans le cadre du festival de musique Rock In Opposition (RIO), créé dans les années 70 pour la reconnaissance de certaines musiques…

Audrey Ginestet : La personne qui a repris le RIO, Michel Besset, est quelqu’un que je connais personnellement, que j’adore, qui a programmé des groupes improbables, pas que pour le RIO d’ailleurs. J’ai vu des tonnes de trucs à cette époque grâce à lui. Finalement, on vient de Toulouse, donc pas très loin… Maintenant, par rapport au RIO, on est probablement un peu trop pop. Au début, on tournait un peu dans ce milieu-là. On a cherché à ouvrir car on ne veut pas rester au même endroit.

A la base, dans le RIO, il y avait aussi une vocation quasiment politique dans ce refus de la conformité à une musique mainstream ?

Benjamin Glibert : Chris Cutler était lié au mouvement communiste je pense. Mais je crois qu’à la base, le combat était surtout lié à une volonté d’indépendance, comme pour notre label Crammed sur lequel on est très contents d’être.

Et votre booker, il gère ça comment (rires) ?

Audrey Ginestet : Et bien… On change tout le temps de booker (rires). On veut décloisonner.

Ca ne doit pas vous rendre la vie facile ?

Je crois que c’est la seule façon de nous sentir justes… Mais finalement, on se rend aussi compte que le public est beaucoup plus curieux que ce que l’on pourrait craindre, et il a besoin de découvrir de nouveaux territoires, d’être bousculé.

Mais ça reste difficile de vous catégoriser…

Oui, et c’est la même chose quand on va faire un nouveau disque. On a des envies qui ne sont pas les mêmes d’un disque à l’autre. On se donne la pleine liberté. Puis on a peu de contraintes : on a tous d’autres projets comme le cinéma. On veut juste qu’il y ait du monde dans les salles quand on joue.

Du coup, vous ne rentrez pas trop sur les formats Spotify ?

De toute façon, nos formats de chansons ne s’y prêtent pas trop. Ce n’est pas un enjeu.
Benjamin Glibert : On est apparemment un groupe qui vend des disques physiques. Du coup, en concert, on doit voyager avec des disques. On vend des vinyles, à l’ancienne. Il y a une pénurie en ce moment, mais Crammed nous a prévenus.

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