09 Mar 18 Anna Von Hausswolff, as d’épique
Rassembler les chapelles et les tribus devant le son majestueux d’un orgue converti à la vie en tournée et aux orientations épiques d’une jeune suédoise. Voilà l’objectif que poursuit Anna Von Hausswolff depuis Singing From The Grave, première pierre d’un édifice qui semble s’orienter vers toujours plus de profondeur et de puissance à mesure que la place centrale de son instrument fétiche dévore petit à petit l’espace alloué à ceux qui l’entourent. Avec Dead Magic, son quatrième album, la demoiselle franchit un cap dans le gigantisme et dans le dépouillement de sa musique, plus cérémonieuse que jamais. Derrière cette sécheresse, se dessinent alors des sommets épiques traversés par la voix mélodieuse de la chanteuse qui évoque, en creux, la perte de l’imagination et la sensation de vide qui s’ensuit. Face à une musique qui continue de brasser indie kids et amoureux de métal comme d’expérimental, nous sommes allés rencontrer Anna à Pigalle, le temps d’une interview tardive chargée de faire la lumière sur les affres de la création et de la bonne santé de la musique suédoise.
Tu as enregistré Dead Magic en seulement neuf jours, ce qui est plutôt rapide. Comment les choses se mettent en place pendant l’enregistrement ?
Anna Von Hausswolff : Nous avons eu deux jours à The Marble Church pour enregistrer les parties d’orgue, puis quatre en studio avec tout le groupe pour les voix et les synthés. On a tout enregistré à Copenhague dans un laps de temps assez court, ce qui a comme avantage d’être plus spontané, de ne pas trop te laisser tergiverser.
Quel impact a eu Randall Dunn sur l’album, lui qui a travaillé avec Earth, Sunno))) ? Pourquoi est-ce que tu l’as choisi ?
En fait, c’est plutôt lui qui m’a choisi. Il m’a envoyé un email, son nom me disait quelque chose mais je n’en étais pas sûre. Je l’ai googlé, et je n’en revenais pas : il a produit tellement de mes groupes favoris… Il a enregistré Earth effectivement, mais aussi Wolves In The Throne Room, Merzbow… Je pense qu’il a fait un travail fantastique au niveau des détails. Quand j’écoute le disque, j’entends toutes ces sonorités si singulières. Sur mes précédents albums, le son était plus massif. Aujourd’hui, c’est toujours le cas, mais avec plus de singularité. C’est ce qui m’a le plus choqué et satisfaite.
Tu as une longue relation avec l’orgue. Tu as dit que tu avais eu deux jours exclusivement pour lui, comme une session privée en quelque sorte. Qu’est ce que tu aimes tant dans cet instrument ? Et est-ce que tu te rappelles de la première fois ou tu l’as découvert ?
La première fois que j’ai commencé à considérer cet instrument, c’était à Copenhague. J’avais un synthétiseur à la maison avec lequel j’avais débuté, avec un sampler intégré dessus. Mais je me suis lassée de ce son synthétique, donc j’ai envisagé de pouvoir utiliser un véritable orgue. J’ai commencé à faire des recherches, à contacter quelqu’un qui en fabrique à Gothenburg, et je lui ai demandé de m’enseigner sa mécanique.
Est-ce que c’est un instrument difficile à maîtriser ?
Si tu veux en jouer de manière classique, comme un véritable organiste, c’est très dur, je ne peux pas le faire. Tu dois penser à la combinaison de ton jeu étant donné que tu as deux pédales pour les pieds et quatre ou cinq pour les mains sur la section de claviers. Ça demande une excellente coordination, donc il faut beaucoup de pratique pour savoir jouer les classiques. Moi, j’ai une approche plus artistique : je suis plus intéressée par le son qu’il peut produire. Justement, apprendre la mécanique m’a beaucoup aidé à trouver le son juste.
Et qu’est-ce que tu aimes dans ce son ?
Les orgues peuvent avoir d’énormes variations de sons. Tu peux en avoir des inquiétants, des venteux, des calmes, mais aussi des sonorités qui se rapprochent de voix qui crient ou qui chantent. Tu peux jouer autour de beaucoup de choses avec cette dynamique. J’aime penser les morceaux de manière orchestrale et graduelle, donc je trouve que l’orgue est l’instrument parfait pour ordonner et construire ses compositions.
Quelle est la particularité de l’orgue de The Marble Church que tu as utilisé à Copenhague dans le cadre de l’enregistrement de cet album ?
Au début, j’étais un peu sceptique parce que je le trouvais très petit. J’espérais enregistrer sur un plus gros, mais Randall m’a dit qu’il avait produit un album avec de l’orgue pour un groupe danois qui s’appelle Sort Sol, et que le son était incroyable. L’endroit était également magnifique : le son voyageait dans la pièce de manière très profonde et équilibrée, c’était très beau. Quand j’ai commencé à jouer, j’ai dû reconnaître qu’il avait raison. Ça sonnait à la fois de manière très puissante et très intimiste, j’ai donc obtenu un son très direct. D’habitude avec l’orgue, si tu t’assoies près de la console, ça peut être très dur de tout entendre tant il domine l’ensemble. Mais c’était très équilibré au final.
C’est la deuxième fois que tu cites cet auteur suédois, Walter Ljungquist, en parallèle de ta musique. Peux-tu nous le présenter ? Qu’est-ce que tu aimes dans son travail ?
Malheureusement, je ne pense pas qu’il y ait de traduction française de ces livres, ni qu’il y en ait d’anglaise d’ailleurs. Je dois me renseigner à ce sujet. Ljungquist est un auteur romantique du début du 19ème siècle qui se concentre sur la nature d’un point de vue très réaliste dans la description de l’environnement par exemple. Mais c’est aussi très romantique, ses personnages sont souvent des enfants ou des adolescents. Dans le livre que j’ai lu, tu as cette perception enfantine qui est un peu étrange.
Quelle connexion peux-tu faire entre sa citation* et ton disque ? Pour moi, j’ai l’impression qu’il s’agit d’une retraite, comme celle que tu sembles opérer sur cet album en te concentrant sur toi-même, sur ta relation avec l’orgue. Il s’intitule Dead Magic, et la citation réfère aussi l’absence, même si c’est de manière très mystérieuse. Est-ce que, quelque part, ce sentiment de perte se retrouve dans ces morceaux ?
D’une certaine manière, je pense qu’on peut le voir comme ça. Sur mon album précédent, j’étais aussi influencée par cet auteur mais, à l’époque, il s’agissait plutôt d’une célébration de nos esprits imaginatifs et de notre capacité à créer à partir de notre environnement. Dead Magic est un peu basé sur l’opposé. Il souligne une sorte d’absence de cet esprit chez moi au moment ou j’ai écrit ces morceaux, alors que je me sentais extrêmement désespérée, comme si j’avais perdu ma force créatrice et mon imagination. C’est ce que je pensais donc je me suis laissée envahir par ces réflexions, en projetant toutes ces idées autant dans mon corps que dans mon âme. Du coup, c’est assez contradictoire avec la notion d’imagination puisque, alors que je pensais qu’elle m’avait quittée, j’écrivais de nouveaux morceaux.
C’est une sorte de dépression artistique ?
Oui, on peut dire ça. Tu fais tellement de choses tout le temps que tu ne laisses plus vraiment la magie opérer. Du coup, tu n’en profites pas vraiment. Derrière ton ego, il y a pourtant des forces créatrices qui sont toujours là et qui fonctionnent, mais je n’en avais pas conscience. Au moment d’écrire ces morceaux, j’utilisais la musique comme un moyen de me sortir de cette situation, mais je ne savais pas vraiment ce que je faisais, j’étais aux prises avec ma condition. Avec le recul, quand je repense à ça maintenant, j’y vois les conséquences, comment tout cela m’a affecté. C’est toujours très dur pour moi de trouver les mots pour en parler, parce que c’est un sentiment difficile à définir.
Tu as l’impression que c’est derrière toi maintenant ?
Ca va, ça vient. Mais je pense qu’il me sera toujours difficile d’envisager cet album avec du recul, en occultant totalement le sentiment du moment.
Est-ce que l’album parle de ça ?
Oui, l’album parle de toutes les émotions qui suivent l’absence de créativité. Mais je t’avoue que j’en ai tellement parlé que je l’ai perdue maintenant. (rires).
Ta musique est souvent majestueuse, mais cet aspect est souvent exprimé de manière très épique, un peu comme dans certains albums de métal. Est-ce que tu te rappelles la première fois que tu as écouté ce genre de musique, et quel impact ça a eu sur toi ?
La première fois que je suis allée à un concert de rock, c’était à Gothenburg pour voir Turbonegro. J’avais 16 ans. J’ai aussi vu Audioslave à 17 ans, Meshuggah, Slipknot…
Tu écoutes Meshuggah en boucle aujourd’hui ?
Non, j’ai détesté, mais je jouais de la batterie dans un groupe de hard rock à l’époque, et les gars avec moi étaient à fond dans Meshuggah. Ils me disaient tout le temps d’aller les voir en concert. Donc j’y suis allée, et j’ai détesté. Black Sabbath ou AC/DC, que je n’ai jamais vu en live d’ailleurs, m’attiraient beaucoup plus. Je ne comprenais pas Meshuggah, c’était une musique très compliquée, précise, comme du classique d’une certaine manière. Tu dois vraiment être dans ce monde pour la comprendre et l’apprécier. Mais si tu n’es pas à fond dans la technique, on a vraiment l’impression de voir des mecs qui se la pètent. Je n’ai plus écouté depuis ces années-là, donc peut être que j’aimerais bien maintenant.(rires)
Est-ce que tu écoutes des groupes actuels ou reviens tu plus systématiquement vers tes vieux amours ?
Je préfère le métal plus lent. En ce moment, j’écoute un groupe fantastique de black métal norvégien avec des passages hardcore, mais j’aime aussi le métal plus expérimental comme celui de Wolves In The Throne Room qui a une approche plus fraîche. Mais je suis surtout attentives aux harmonies, aux mélodies, à l’énergie de la musique, à si ça sonne authentique ou cliché.
Comment est-ce que tu transposes ton son et celui de l’orgue sur scène ? C’est un challenge pour toi ?
Oui ça peut l’être. Je n’ai pas encore tourné pour Dead Magic donc je ne sais pas encore vraiment comment ça va se passer. Pour retranscrire les atmosphère épiques de The Miraculous, ça a été un vrai challenge en revanche. Je dois compenser le manque de sons énormes avec plus de travail en amont avec le groupe, répartir le son à travers les guitares et le synthétiseur pour les faire sonner de telle ou telle manière. En gros, je change les pièces du puzzle pour en créer de nouvelles. Ce qui m’importe, c’est maintenir le propos de la chanson, donc ça ne peut pas être totalement différent. Je travaille beaucoup avec le groupe sur le sujet. Il nous arrive même parfois de faire des concerts avec de vrais orgues.
Mais ce n’est pas le même public ?
Ça dépend. Si c’est dans le cadre d’un festival d’orgue classique, ça peut donner lieu à un clash. Si c’est un festival de musique expérimentale, ça peut être très agréable. J’ai joué dans une église au Siren Festival à Vasto, en Italie. Le prêtre était très négatif, très ronchon, donc je me suis dit que le public de ce petit village allait être assez conservateur et mal réagir mais, au final, j’ai eu droit à la réaction opposée. Les gens étaient super contents, et le prêtre est même venu après le concert pour me serrer dans ses bras, en me disant qu’il n’avait jamais vu autant de gens dans son église, et qu’il était très heureux.
Est-ce que tu penses qu’il a eu peur ?
Je pense qu’il a eu des aprioris sur ce que j’allais jouer, donc il a peut être eu peur de la réaction des gens, qu’on lui reproche d’avoir invité quelqu’un dans l’église pour jouer quelque chose qui ne soit pas classique. Mais quand il a vu la réaction, il s’est senti soulagé et s’est ouvert à moi.
J’ai vu que tu avais été nominée en Suède pour toutes sortes de prix, ce qui montre que ton son est plein d’influences. Comment ce mélange se reflète t-il au sein de ton public ?
Oui absolument. J’appartiens toujours à l’underground, mais c’est vrai que je suis devenue ‘connue’ dans mon pays grâce à mon premier album qui était plus indie. Du coup, en Suède, quand j’interprète avec mon groupe l’album The Miraculous, certains attendent que je joue des choses plus orientées rock, tandis que d’autres viennent pour le côté heavy. Mais ça donne une confrontation fantastique. Après je pense que tu ne peux pas attendre d’un artiste qu’il reste bloqué sur la musique de ses débuts. Tu grandis, tu évolues, tu changes de sujets et de vie, donc je trouve assez injuste qu’on me critique parce que je ne joue pas mes morceaux pop. Je les aime toujours, mais je pense pas être ce genre de musicienne qui revienne sans cesse au passé. Je préfère aller de l’avant et jouer de nouveaux titres que personne n’a encore entendu.
C’est intéressant parce que, en Suède, j’ai l’impression que vous avez pas mal d’artistes féminines très novatrices. Je pense à Jenny Hval (elle est norvégienne, bien joué) ou encore à Fever Ray dans un autre registre. D’où vient cette liberté dans les formes ? Est-ce lié au succès que tu rencontres en dehors de ton pays ?
Ca dépend avec qui tu travailles. Si tu es un musicien instrumental, le public attend de toi que tu fasses des choses nouvelles tout le temps. Je pense que les choses en Suède changent et évoluent très vite, les gens sont de plus en plus conscients de ce qui se passe dans le monde comme au sein de leur pays. Nous avons une musique qui s’exporte bien, ce qui crée de grandes attentes, donc les artistes se fixent des ambitions assez hautes. Je trouve que c’est une culture fantastique, et c’est génial que ce soit notamment des femmes qui aient une manière si particulière d’exprimer leur art et de l’offrir au monde.
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* Take the fate of a human being, a thin pathetic line that contours and encircles an infinite and unknown silence. It is in this very silence, in an only imagined and unknown centre, that legends are born. Alas! That is why there are no legends in our time. Our time is a time deprived of silence and secrets; in their absence no legends can grow.
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