
01 Fév 20 Le slowcore en manuel de survie face à l’insondable bordel du monde
Comme un gigantesque tuyau à merde qui aurait perforé depuis longtemps le sphincter du monde, on n’imagine plus de rémission possible au bordel ambiant. Même le passage à l’an 2020 ne nous a pas laissé le temps de souffler un peu. On passera encore l’année vissé aux chiottes. L’Australie brûle, Trump se fritte avec l’Iran, les huitres sont contaminées, le Brexit, les grèves, Macron. Tout se perd et se mélange dans un flux infernal à faire passer Le Jugement Dernier de Jérôme Bosch pour une vignette des hauts plateaux suisses.
Alors que faire ? Se jeter à corps perdu dans la bataille ? Gueuler à table sur votre grand-oncle pour lui asséner vos poncifs progressistes et l’empêcher de ‘mal voter’ aux prochaines élections ? On connait le résultat. Parole de sage : mieux vaut parfois écouter que céder à tous les voyants qui clignotent. Et pour cela, le slowcore vaut bien quelques leçons de philosophie.
‘Pain is easy / Too many words / Too many words‘, chantait Alan Sparhawk (photo ci-contre) sur Words (extrait du premier album de Low sorti en 1994). Un hymne à la dépression pour certains mais surtout une rupture esthétique avec le bruit et la fureur de l’époque. Car en pleine déferlante grunge et heavy metal, le groupe du Minnesota tricotait une musique lente et squelettique, plus portée vers l’introspection que le headbanging. Une musique de gros bébé chouineur ? Tout le contraire. Par sa radicalité, le slowcore invitait à s’arrêter et réfléchir plutôt qu’à se replier sur soi.
Mais comme beaucoup de sous-genres, le slowcore est né d’une blague. L’idée que la musique en ralentissant à l’extrême finissait par devenir hardcore. L’étiquette s’est rapidement posée sur de nombreuses formations américaines aux compositions minimalistes et crépusculaires : Low, Codeine, Bedhead, Smog, Idaho et même les Red House Painters de Mark Kozelek. Bien que ces groupes aux origines diverses s’ignoraient bien souvent, leur émergence simultanée il y a un peu plus de 25 ans est pourtant riche de symboles. Celui d’une volonté déjà profonde de réduire le rythme, bien avant que les discours sur la décroissance ne s’invitent dans les débats. Et alors qu’aujourd’hui chacun rivalise d’invention pour montrer qu’il est débordé, laisser le temps se diluer à l’écoute de The White Burch de Codeine a toujours quelque chose de particulièrement savoureux. Les paroles elles-mêmes ne dissimulent en rien leur sensibilité – tout faisant montre de pudeur – à mille lieux des discours virilistes passés et actuels. Les mots sont soigneusement choisis et évoquent par touches légères l’idée d’un monde dont il faut faire le deuil. Florilège :
‘More than ever, it seems true to say / Things won’t always be this way‘ (Bedhead – More Than Ever)
‘This path seems the blackest / But I guess it’s the soonest‘ (Red House Painters – Katy Song)
‘You have slept / Wandering through a place / You can’t have‘ (Idaho – Skyscrape)
Là encore, se laisser porter par ces oraisons funèbres apporte paradoxalement son lot soulagement quant à l’incapacité collective à faire le deuil. On ne reviendra pas en détail là-dessus, mais le nombre de reformations, de préquels, de suites, de reboots, etc. offre une bonne illustration de ce mal post-moderne. La culture comme l’actualité bégaye et le slowcore nous intime de laisser tomber… pour tout rebâtir ou s’en foutre royalement : à chacun de prendre ses responsabilités. Quoi qu’il en soit, la plupart des figures du genre ont suivi leurs propres exhortations en s’effaçant une à une à l’aube des années 2000. Et difficile de dire que leur esprit a sérieusement infusé dans la pop culture actuelle à l’inverse d’autres esthétiques fraichement réhabilitées. Toutefois des artistes aussi variés que Mount Eerie, Grouper ou Have a Nice Life en portent les traces. Mais peut-être est-il temps, justement, de réhabiliter le slowcore et ses groupes, ne serait-ce que pour appréhender les geysers de boue qui nous attendent encore en 2020. Sinon, vous pourrez toujours télécharger l’appli Petit Bambou pour calmer vos crises d’angoisse.
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