
29 Août 25 Jehnny Beth – ‘You Heartbreaker, You’
Album / Fiction / 29.08.2025
Rock industriel
Il existe différentes manières et raisons de crier. On peut crier de joie, de colère, de haine, d’amour, de peur… En guise d’introduction à son brutal mais incandescent dernier album, You Heartbreaker, You, Jehnny Beth a déclaré vouloir se servir du cri, en lieu et place du murmure, pour s’exprimer dans un monde de plus en plus irrespirable. Et à l’écoute des neuf nouveaux morceaux qu’elle nous présente, avec son indispensable et hyper talentueux partenaire Johnny Hostile, on se dit qu’elle a très bien fait, d’autant plus que son cri a toute l’ambiguïté qu’il faut pour surprendre et émouvoir quiconque accepterait de s’y exposer.
On sent de la colère, de la frustration ou de l’angoisse dans cette voix magistrale émergeant d’un environnement sonore fascinant et éprouvant (entendez, une forme d’indus particulièrement violente), mais aussi – parce que nous avons affaire à une véritable artiste qui ne se contente jamais de la monochromie des émotions et des idées, mais qui, au contraire, est plus créative dans la zone indéterminée des nuances – une puissante et généreuse affirmation de soi. Un soi qui ne s’enferme jamais dans les illusions solipsistes de l’ego mais qui, toujours, se retrouve lui-même dans son rapport aux autres. La valeur de ce rapport se montre d’ailleurs dans le cheminement même de Jehnny Beth. Ainsi, après la frustration de voir la pandémie l’empêcher de défendre sur scène son premier album solo, To Love Is To Live, en 2020, la plus anglaise des chanteuses françaises s’est investie dans des collaborations véritablement fructueuses d’un point de vue artistique : avec Bobby Gillespie sur Utopian Ashes, ou dans des tournées communes avec Idles, Depeche Mode, Queens Of The Stone Age, devenues les cadres d’une véritable épiphanie concernant les musiques dites ‘extrêmes’. Autrement dit, c’est là où ça hurle et cogne très fort que Jehnny Beth s’est sentie en adéquation avec les autres et avec elle-même. D’où You Heartbreaker, You et sa radicalité à la fois sonore et thématique, un disque où l’artiste combat avec elle-même et les autres pour retrouver l’intensité du lien affectif qui la relie à l’humanité.
L’album s’ouvre sur un premier cri – qui en entraînera bien d’autres, de différentes natures -, celui qui annonce le magistral Broken Rib. D’emblée, les chuchotements menaçants des couplets cohabitent avec les hurlements vindicatifs des refrains, et le son y est à la fois lourd et tranchant, croisant brillamment indus et métal, dans l’esprit de NIN, ce qui ne saurait surprendre venant d’une artiste ayant déjà collaboré avec Atticus Ross (celui-ci avait coproduit To Love Is To Live). Ce sera là l’ambiance générale de l’album, même si No Good For People tire un peu plus du côté de The Kills : les instruments hachent, découpent, broient, scient, enfoncent, appuient là où ça fait mal. You Heartbreaker, You est, de bout en bout, une expérience physique intense, dans laquelle les corps sont mis à rude épreuve, et dont le propos consiste à envisager les relations humaines – sentimentales en particulier – dans ce qu’elles ont de plus complexes et dramatiques.
Ainsi, le besoin de l’autre se révèle dans la mélodie tortueuse d’Obsession, comme un serpent entourant sa proie, symbole parfait de la relation obsessionnelle. Out Of My Reach, plus suppliant, semble être l’étape d’après, où la narratrice déclare qu’elle se mettra à genoux uniquement pour faire en sorte que son amour reste auprès d’elle. Un amour qui est objet de foi dans I Still Believe, le refrain en révélant toute la puissance (‘Someday we’ll bring them to believe in you and I together / Until then I will still believe in you and I forever‘) et s’arrachant ainsi au doute suintant des couplets. Mais c’est avec les trois derniers morceaux que l’album va le plus loin, non seulement dans l’agressivité sonore, mais également dans l’exploration des rapports humains. Stop Me Now, très Nine Inch Nails, accélère brutalement le rythme, pour ensuite laisser la place aux deux moments les plus fous, les plus terribles, mais également les plus beaux de You Heartbreaker, You. High Resolution Sadness tout d’abord, invitant à éteindre les écrans pour retrouver violemment le contact d’une peau étrangère, est déchiré par de saisissantes explosions de rage, Jehnny Beth hurlant à pleins poumons ‘I wanna feel sad!‘. I See Your Pain, ensuite, infligeant son refrain à la manière d’uppercuts massifs tout en démasquant l’hypocrisie des moralistes.
On l’aura compris, ce deuxième album de Jehnny Beth est sans concession. Tous les artifices sonores utilisés ici semblent n’avoir d’autre but que de déchirer le voile des illusions que nous interposons trop souvent entre nous et les autres. C’est, en ce sens, une véritable épreuve du réel, à la fois douloureuse et excitante, rageuse et tendre, qui s’immerge corps et âme dans le milieu hautement inflammable des sentiments humains. Le cri de You Heartbreaker, You n’est ainsi que l’expression pure d’une vérité étouffée par les compromissions et aliénations du quotidien : le signe d’un retour à l’essentiel. Et ce cri là, on continuera de l’entendre longtemps.
Photo : Johnny Hostile
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