Interview : Public Enemy

Interview : Public Enemy

En Avril dernier, le plus grand groupe de rap de l’Histoire était de passage à Paris pour la 58ème tournée de leur carrière. Bokson était présent à la conférence de presse donné par Chuck D, leader de Public Enemy, et le controversé Professor Griff, Ministre de l’Information. En invité de luxe, pour la conférence et pour le concert, nous avons eu la surprise de retrouver le légendaire saxophoniste Archie Shepp (dont les 70 ans n’altèrent en rien la classe naturelle).
La salle était remplie d’une palanquée de journalistes de tous crins, maîtrisant plus ou moins le sujet, mais avec qui il a fallu composer. Ca nous aura donné quelques grands moments de solitude (genre: « Est-ce que vous comptez sortir un jour un album en collaboration avec le rappeur Paris? » Euh… Tu veux dire comme celui qu’ils ont sorti l’an dernier??). Et comme dans toute société, il y en a qui ne respectent pas les règles et qui gueulent plus fort que tout le monde pour passer en premier.
Votre webzine préféré n’a donc pas eu le loisir de poser ses propres questions. Un peu frustrant mais mieux que rien… On a tout de même essayé de donner un semblant de cohérence dans la retranscription de cet entretien un peu anarchique, aimablement (et parfois aussi assez librement) traduit par Olivier Cachin (a.k.a le Philippe Manoeuvre du hip hop, avec les bons et les mauvais côté de la chose).
De notre côté, on s’en fout, on a fait quand même pu faire la groupie en faisant dédicacer quelques pochettes de disque, checker MistaChuck et serrer la pince de Monsieur Shepp en le remerciant de sa merveilleuse collaboration avec Rocé. On peut désormais mourir tranquille…

Vous avez enregistré votre premier album « Yo Bum rush The Show » il y a 20 ans. Etes-vous surpris d’être encore là aujourd’hui?

The Gang of NY

J’en suis heureux mais pas si surpris finalement. On s’est inscrits dans l’héritage d’une musique qui existait avant nous, nous avons suivi l’exemple de grands musiciens qui avaient accompli beaucoup de choses, nous avions donc des traces à suivre… Un des défauts majeurs des Américains, c’est qu’ils ont un vrai problème avec l’histoire et la géographie. Et la musique englobe tout ça. De se pencher sur ce qui s’est fait dans la musique te permet de mieux appréhender où tu vas. La notion du temps est essentielle parce qu’elle te permet de savoir comment t’adresser à des personnes à différents moments de leur vie. L’histoire est évidemment essentielle pour comprendre que tu n’es jamais là par hasard, ce qui aide à garder une certaine humilité. La géographie, elle, nous permet de mieux comprendre l’histoire des différents peuples qui habitent cette planète. Les Américains ne sont pas réputés pour exceller là-dedans… Les New-yorkais encore moins… (rires) Là-bas, les gens pensent que le monde tourne autour d’eux…

Que pensez-vous de la scène du rap conscient aux Etats-Unis? Allez-vous refaire des choses avec des artistes comme Immortal Technique ou Dead Prez? Et y aura-t-il une autre collaboration avec KRS One comme sur la BO de « He Got Game »?

On espère bien, oui. Aussi bien sur disque que sur scène d’ailleurs, car ce genre de collaboration grandit toujours un groupe. On le fait dès que possible. On a déjà invité sur scène Bootsy Colllins, George Clinton… Bien souvent, la nouvelle génération ne connaît pas les artistes qu’elle sample à tour de bras. Public Enemy se doit de faire reconnaître cet héritage. Le hip hop s’est aussi créé grâce à des gens qui connaissaient leurs disques par coeur et l’histoire de la musique en général. Il faut que cette connaissance perdure si on veut que le hip hop continue d’évoluer dans le bon sens. D’où les collaborations avec d’autres artistes…

Comment s’est passée votre collaboration avec Prince?

(silence)

J’essaie de m’en rappeler (rires). Je suis quelqu’un d’assez simple, donc quand on part sur un truc, les choses se passent généralement assez vite. Ca a été le cas avec Prince, avec Moby, avec Immortal Technique… Et avant que tu ne réalises ce qui se passe, c’est déjà fini. Le truc, c’est qu’aujourd’hui les collaborations peuvent se faire à distance, avec tous les moyens techniques mis à notre disposition. Vous pouvez vous retrouver sur le même disque que quelqu’un à l’autre bout de la planète sans avoir à vous déplacer. C’est aussi pour ça qu’on préfère malgré tout collaborer avec des gens sur scène, pour garder un contact humain. De ce point de vue-là, Public Enemy a toujours tenu à respecter toutes les musiques de tous les horizons. Nous ne voulons pas jouer les Américains gâtés. Par exemple, les gens que nous croisons en tournée s’excusent toujours de ne pas bien parler anglais. Je leur réponds qu’il parlent déjà mieux anglais que je ne parle leur langue, et donc que c’est plutôt à moi de m’excuser. C’est notre 58ème tournée en vingt ans de carrière, et la barrière de la langue est toujours un problème… Parce que le système éducatif américain n’encourage pas l’apprentissage des langues chez les plus jeunes. Ca reste l’un de mes plus grands regrets dans tout ce que nous avons vécu..

Vous avez dit qu’en voyant Run DMC pour la première fois, vous aviez compris que le Dj pouvait être un groupe. Pouvez-vous nous dire ce qu’a représenté quelqu’un comme Jam Master Jay, le Dj de Run DMC, pour vous?

Il faut déjà bien comprendre qu’avant des mecs comme Jam master Jay, il n’y avait pas de MC’s… Le hip hop, c’était des mecs comme lui qui volaient les disques de sa grand-mère ou de son père pour les passer dans les block parties, dans les parcs, etc. Ce sont ces gars-là qui ont pris les premiers risques. Jam master Jay est l’archétype même du grand Dj. Non seulement, il réussissait à « remplacer » un groupe sur scène, mais surtout il respectait les disques qu’il jouait et les musiciens qui les avaient enregistrés. Si vous ne respectez pas vos disques, comment pourriez-vous être un bon Dj? Il ne s’agit pas de simplement passer des disques… Aujourd’hui, on peut avoir 10000 chansons sur son i-pod, faire des soirées avec, mais ça ne sera jamais pareil que de connaître ses disques par coeur et respecter les musiciens qui en sont les auteurs… Terminator X, notre ancien Dj, s’inscrivait complètement dans cette tradition. Dj Lord, qui le remplace depuis 1999, aussi. Le hip hop passe par là obligatoirement…

Qu’avez-vous à dire à ceux qui proclament que le Hip Hop est mort?

Il y a plein de réponses à cette question. Si vous faîtes référence au récent « Hip Hop Is Dead » de Nas, je pense qu’il voulait signifier aux corporations américaines qui se targuent de posséder le hip hop que si elles continuaient à présenter un hip hop qui ne glorifie que la haine et la mort, alors oui, on peut bientôt annoncer sa mort. Ca ne veut pas dire que ça s’arrêtera. Ca continuera d’avancer comme un zombie continue de marcher. Mais quand on regarde au-delà des grosses machines, on se rend compte qu’il existe des tas d’artistes qui veulent faire un autre hip hop, qui veulent le faire évoluer différemment. De ce point de vue-là, le hip hop est plus vivant que jamais. Et puis après tout, on peut vous retourner la question. La France est la deuxième nation où le hip hop est une véritable industrie, ce que la plupart des Américains ignorent. Il pourrait donc être intéressant d’avoir votre avis sur ce constat de l’éventuelle mort du hip hop? C’est comme en basket, les joueurs de la NBA friment en s’autoproclamant les meilleurs du monde mais il leur arrive de se faire rétamer aux jeux olympiques par d’autres équipes. Et chez nous, on n’arrive toujours pas à arrêter le français Tony Parker! (rires)

Sur votre dernier album, « Beats And Places », vous avez un morceau assez bluesy. Je sais que vous êtes un grand amateur de blues. Est-ce une façon pour vous de transmettre un héritage à une audience plus jeune? Dans le même ordre d’idée, vous invitez ce soir le saxophoniste de jazz Archie Shepp sur scène. Que représente-t-il pour vous?

Je vais commencer par répondre à la deuxième question. Nous respectons énormément Monsieur Archie Shepp en tant qu’artiste et en tant qu’homme. Ses disques ont eu une grande importance dans l’histoire de notre musique. C’est donc un immense honneur de l’avoir avec nous ce soir. En ce qui concerne la transmission d’un héritage à la jeunesse, j’aimerais déjà poser la question suivante: qu’est-ce que ça veut dire la jeunesse aujourd’hui? Les moins de 50 ans? Les moins de 60? Et quand on voit des gens d’une quarantaine d’années qui font des disques pour séduire les gamins de 15 ans, en utilisant leurs codes, etc. Que faut-il en penser? Est-ce que ce n’est pas une sorte de pédophilie verbale? Des gens peuvent avoir 17 ans et tout à fait savoir ce qu’ils ont envie de trouver dans un disque pour grandir… L’âge ne veut plus dire grand-chose… Maintenant, pour ce qui est du blues, comme du jazz ou du rock’n’roll, tout ça fait partie d’une même culture issue de la communauté noire. Nous avons toujours voulu montrer à cette communauté tout ce qui la rassemblait plutôt que ce qui la divisait. Dans ce sens, il y a aussi un tribute à James Brown qui sortira sur notre label Slam Jazz… Sans cet homme, il n’y aurait pas eu de funk, la soul aurait été bien différente, sans parler du hip hop..

Et vous, Monsieur Shepp, qu’est-ce que ça représente pour vous d’être sur scène aux côtés de Public Enemy ce soir?

Archie Shepp en 1990

J’en suis très fier… Je les considère comme les descendants de Ellington, de Parker ou Coltrane. Ils viennent de la rue. Ils parlent pour le peuple, pour les plus faibles. Ils sont une pierre angulaire de la communauté aux Etats-Unis. C’est donc pour moi aussi un très grand honneur.

Que pensez-vous de l’imagerie matérialiste qui est véhiculée dans les clips de beaucoup de rappeurs (femmes objets, démonstration de richesse, etc.)? Est-ce que ce n’est pas dangereux d’associer le hip hop et ces clichés?

Bien sûr! C’est forcément dangereux de dire aux gens que ce qu’il y a à l’extérieur est plus important que ce qu’il y a à l’intérieur. On vaut bien plus que ce qu’on porte. Vous savez que le hip hop se divise en quatre disciplines. S’il devait y en avoir une cinquième, ce serait la connaissance de soi. Pas forcément la connaissance des autres, mais déjà la connaissance de soi. Les textes doivent donc parler de ce qu’on est, et non de ce qu’on fantasme d’être. L’argent ne peut pas être ton dieu. Tout simplement parce que l’argent est raciste. Connaissez-vous un seul endroit dans le monde où les billets à l’effigie d’un homme noir valent autant que ceux à l’effigie d’un homme blanc?

Faites-vous un parallèle entre les événements qui se sont passés dans les banlieues françaises l’an dernier et les émeutes qui ont secoué les Etats-Unis dans les années 60 pour les droits civiques?

Ce qui s’est passé aux Etats-Unis, c’est le résultat de 300 ans d’esclavage, de viols, de lynchages, d’assassinats, d’exploitation… Les gens se sont révoltés par rapport à tout ça, c’en était trop! C’est devenu oeil pour oeil, dent pour dent. Les Américains ont été très surpris de voir que les gens en France s’attaquaient à des machines ou des bâtiments, plutôt qu’à des personnes. Plutôt que de tuer quelqu’un par vengeance, brûlons plutôt ce qu’il aime tant. C’était très intelligent car hautement symbolique. Il semble que les gens ici se préoccupent plus de leur voiture que du pauvre qui dort dans leur rue. Alors brûlons ces putains de voiture! Les valeurs sont complètement inversées. Et ces révoltes ont sans doute permis de mettre le doigt là-dessus. Aujourd’hui, des corporations bien organisées s’enrichissent sur le dos des plus pauvres. Ces mêmes corporations qui considèrent l’Afrique comme un réfrigérateur dans lequel on peut toujours se servir sans jamais rien remettre. Et après, on va quand même dire que c’est la faute des noirs?? Faut qu’on m’explique…

Justement, pourquoi est-ce que si peu de rappeurs vont tourner en Afrique? La scène rap locale est pourtant très vivace et aurait sans doute besoin de l’appui de sa cousine américaine…

On est allés jouer dans divers pays d’Afrique, avant même que MTV ne s’y soit installé. Mais il faut comprendre que ce n’est pas toujours aussi simple. On s’appelle Public Enemy, pas Public Friend. On ne nous laisse pas forcément faire ce qu’on veut aussi facilement. Par exemple, il y a quelques années, nous sommes allés jouer en Russie. Arrivés à la frontière, Professor Griff n’a pas pu passer parce qu’il n’avait pas assez de pages sur son passeport. C’était une excuse foireuse… Il faut parfois user de stratégie. Ca ne sert à rien d’aller en Afrique juste pour faire notre show. Nous, on veut y aller pour éduquer les gens, pour les aider. Ca ne s’organise pas de la même manière, et on ne vous laisse pas faire de la même façon non plus, vous vous en doutez bien. Mais il est déjà très important que les rappeurs français rendent hommage à leurs racines africaines dans leur musique. C’est aussi de cette façon que la scène rap africaine pourra se développer.

Ghostface Killer a dit que New York avait perdu son âme le jour où ses MC’s n’ont pas réagi après l’assassinat de Amadou Diallo par la police? Qu’en pensez-vous? (plus d’infos sur cette affaire de 1999 ici)

Il y a des artistes qui ont réagi, mais le problème c’est que les médias ne les ont pas vraiment relayé. Flavor Flav a fait un morceau appelé « 41 Shots » sur l’album « There’s A Poison Goin’ On ». Il n’est passé sur aucune télé, sur aucune radio… Quand Flav est prêt à faire le con à la TV, on lui donne un show entier. Quand il fait un morceau politique sur une bavure policière, soudainement il n’y a plus personne! Il ne faut pas se contenter de ceux qu’on voit et qu’on entend. Il faut creuser. Beaucoup d’artistes disent des choses sur le monde, que certains aimeraient bien bâillonner. La télé et la radio ne sont pas forcément les moyens les plus sûrs d’appréhender un événement dans sa globalité, malheureusement…

Public Enemy combat toujours le pouvoir en 2007 (référence à leur morceau mythique « Fight The Power » en 1989) avec vos morceaux contre la guerre en Irak, contre l’immobilisme gouvernemental lors de l’ouragan Katrina… Voyez-vous des artistes d’aujourd’hui reprendre le flambeau?

Il y a beaucoup d’artistes issus de la scène underground qui sont très concernés par tout ça aussi: Jean Grae, Immortal Technique, pour ne citer qu’eux… Mais, comme nous l’avons dit, ils n’ont malheureusement pas souvent le relais des grands médias. Tant qu’il y aura un pouvoir, nous serons là avec d’autres pour le combattre!


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