Ian McKaye – Interview anti-mythe

Ian McKaye – Interview anti-mythe

L’idée de téléphoner à Ian McKaye a quelque chose d’intimidant. Il y a encore quelques années, Fugazi traînait une réputation de groupe peu facile, intransigeant avec les médias. Aujourd’hui, l’ex Fugazi et Minor Threat est ce qu’il y a de plus accessible. Un simple mail à Dischord, le label qu’il a fondé à dix-huit ans et le rendez-vous est fixé. Fait encore plus rare, le jour de l’entretien, McKaye prend le temps d’envoyer un mail de chez lui pour signaler son retard d’une demi-heure. Peu d’artistes auraient eu la présence d’esprit de prévenir. Accessible, intéressé, témoignant d’un plaisir évident à répondre aux questions et à expliquer sa démarche, McKaye demeure trente ans après ses premiers pas dans la scène punk, le symbole d’une culture luttant contre le conformisme, le mercantile, et la musique sans cervelle. Authentique, refusant toutes formes de compromission et d’emprisonnement, le musicien a prouvé au fil des années qu’une alternative est possible. A 47 ans, l’actuel chanteur guitariste de The Evens demeure un exemple d’intégrité pour tous. McKaye n’est certes pas le seul artiste intègre dans ce milieu mais il est sans aucun doute celui que l’on cite le plus fréquemment.

A quoi ressemble la journée typique de Ian McKaye chez Dischord?

Ian McKaye: Je décroche le téléphone, je donne des interviews, je balaye, je fais du thé, je réponds à une suite sans fin d’e-mails. Puis je travaille au label avec le reste de l’équipe. Il y a toujours des choses à faire. Le principe du DIY est justement qu’il te faut tout faire toi-même. Ce n’est pas forcément un boulot intéressant mais il doit être fait. La Dischord House est située en face des bureaux de Dischord, le label. J’y ai vécu vingt ans mais cela fait vingt-huit ans que je la possède. Je n’y dors plus, mais j’y viens quasiment tous les jours pour travailler. J’y ai construit un petit studio où j’enregistre. On y conserve aussi les archives du label et de mes groupes. C’est aussi un endroit où les amis de passage peuvent dormir. Mes journées sont assez variées. D’autre fois encore, je tourne avec The Evens, je conduis notre van, ou alors je booke les dates.

Combien de personnes travaillent à Dischord?

Cinq.

Est-il plus difficile de distribuer des disques aujourd’hui qu’il y a une dizaine d’années?

Incontestablement oui. Les ventes de CD ne cessent de chuter. Les ventes de vinyles, elles, augmentent mais ne compensent en aucun cas la baisse du CD. On s’est mis au téléchargement payant mais c’est chiant (rires). Une fois que c’est en place, il n’y a rien à faire à part regarder les chiffres.

Le but de Dischord est de documenter la scène de Washington. Après autant de références à votre actif, ne crains-tu pas que le filon ne finisse par s’épuiser?

C’est une possibilité. Nos sorties dépendent de la richesse de cette scène. Il y a eu des périodes fastes et d’autres creuses. Nous sommes dépendants de la créativité locale. La période actuelle est plutôt tranquille. Cette scène est peut-être sur sa fin. Mais j’ai toujours su que cette communauté, comme toute chose vivante, serait amenée à mourir un jour. Le jour où la scène de DC disparaîtra, nous serons contraints d’arrêter. Mon objectif n’a jamais été de travailler dans un label mais de faire de la musique. J’ai été contraint à monter ma structure car à l’époque personne ne s’intéressait à cette scène. Nous sommes peut-être à la fin d’une ère ou alors dans une période transitoire. J’ai toujours espoir que des gamins s’entraînent dans leurs caves pour être la prochaine grosse tuerie. On verra bien.

fugazi-live Quel impact a internet sur un label comme Dischord?

Il y a tant de musique disponible sur le net. Je ne parle pas du téléchargement illégal, mais de tout ce que les groupes mettent eux-mêmes en ligne. Si tu as un ordinateur, tu peux écouter n’importe quel genre de musique issu de n’importe où sur la planète. On entre dans une nouvelle ère. Tu es à un clic de souris de n’importe quelle tribu ou famille musicale. Cela a changé le fonctionnement de la musique. Et modifié le rôle des maisons de disques. Je ne suis pas nostalgique. Je n’ai même pas de problème avec le téléchargement. J’écris de la musique pour qu’elle soit diffusée et écoutée. Si les gens veulent n’écouter de la musique que gratuitement, tant mieux pour eux puisqu’ils le peuvent. Mais il va néanmoins y avoir un moment où cela va coincer. Si tu arrêtes de payer le fermier pour sa nourriture, il finira par être forcé à stopper sa production.

Toi qui est issu d’une génération où un album n’est pas juste du son, mais un ensemble avec une pochette et un livret, ne trouves-tu pas que le téléchargement appauvri l’œuvre des groupes?

Si, absolument. Le téléchargement et l’ipod empêchent toute forme de relation visuelle avec un groupe. Cela peut avoir son charme, mais c’est une expérience différente. Avec Dischord, on a toujours mis énormément d’effort dans la présentation de nos disques. Certains groupes enregistrent leur musique et laissent l’artwork entre les mains d’une tierce personne ou d’un label. J’ai toujours trouvé cela étrange. La pochette est la prolongation de la musique. Laisser gérer son artwork par quelqu’un d’autre, c’est comme si tous les matins, tu laissais quelqu’un choisir tes vêtements.

Ces dernières années sont apparus plusieurs documentaires sur la scène hardcore américaine du début des années 80. On te retrouve dans plusieurs d’entre eux. Transmettre son histoire te paraît important?

Oui. Pourtant, j’ai un souci avec les documentaires modernes qui sont un peu comme regarder des gens baiser à travers le trou de la serrure. On reste loin de l’intensité de l’acte lui-même. Ce qui intéresse souvent les réalisateurs et le public, ce sont ces histoires de gosses qui se tapaient dessus et qui affrontaient les flics. Mais la réalité, c’est qu’autour de ces quelques incidents, des milliers de kids à travers le pays étaient artistiques, visionnaires et motivés par le désir de construire une communauté. Là est la véritable histoire du hardcore. On a voulu créer notre propre culture car on ne se retrouvait nulle part. C’était la première fois dans l’histoire du rock, que des concerts, des disques, des fanzines, des structures étaient mises en place par des kids en dehors des courants mainstream et sans rapport avec un quelconque sens du profit. Il y a peu d’exemples dans l’histoire où la musique s’est affranchie du business.

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Pourtant, toute culture alternative qui fonctionne semble récupérée par les majors…

Non pas toute. Pour preuve, nous ne l’avons jamais été. Ce n’est pas dur à faire. Tout dépend à quel point tu es prêt à rejeter la pensée conventionnelle. Mais on a jamais agi sans réflexion. On m’a constamment dit “tu ne peux pas faire ça de cette manière“. Trente ans plus tard, je ne peux que dire à ces gens qu’ils ont tort!!! Je peux tout faire à ma manière. Dès que l’on m’a dit non, c’est impossible, j’ai eu envie de prouver le contraire.

Parmi tes nombreux combats et ton refus du mercantile (McKaye a refusé tout au long de sa carrière le merchandising autour de ses groupes), tu as toujours pratiqué les prix bas pour vos disques et concerts (Le prix d’entrée des concerts de Fugazi a rarement dépassé 10 euros). Que t’évoque le prix moyen d’un show aujourd’hui?

C’est démentiel!! Mais tant que les gens paient, ils rendent tout ça possible. La machine rock’n’roll est affamée. Pour la contrer, il faut arrêter de lui donner de l’argent. Il y a quelques années, les Eagles ont été le premier groupe à franchir le seuil des 100 dollars pour un concert. Cela a créé un monstre. Les autres groupes se sont dits: “faisons pareil“. Le pire, c’est que le public qui va les voir est plus âgé et possède un pouvoir d’achat plus grand. Du coup, personne ne bronche sur ces pratiques honteuses. J’ai été encore plus surpris quand des formations qui se disaient punk se mettaient elles-aussi à appliquer des tarifs exorbitants. Je ne parle même pas des groupes qui lancent leur marque de chaussures. Qu’est ce que tout le monde a avec les chaussures!! Mêmes les Bad Brains ont leur modèle, merde!!

Tu as toujours rejeté la nostalgie, préférant aller de l’avant, là où nombre de groupes punk capitalisent sur leur vécu allant jusqu’à créer le propre tribute band de leur œuvre.

On nous propose régulièrement de remonter Minor Threat. En nous offrant toujours plus d’argent. Mais Minor Threat de 1980 à 1983 n’a jamais joué un seul concert pour l’argent. Si tu enlèves l’équation argent chez ces groupes qui se reforment, je te garantis que 99% d’entre eux ne rejoueraient pas. C’est significatif. Cela n’a rien à voir avec le punk. En même temps, le punk c’est comme le gospel, c’est la musique du peuple, c’est une musique qui se vie live plutôt que sur disque. Donc il n’y a pas que du mauvais à réécouter ces classiques en concert. Je ne cherche pas à descendre en flammes ces groupes, d’autant que j’ai des amis parmi eux que je respecte, je donne juste mon point de vue.

Gardes-tu contact avec tes compagnons de route des 80’s? Je pense à Rollins, Biafra, Bob Mould

Avec certains, oui. Comme Rollins. Nous sommes les meilleurs amis depuis que nous avons onze ans. Cela ne changera jamais. Bob Mould vit à Washington. Nous nous croisons régulièrement. Brandon (Canty, batteur de Fugazi-ndr) a travaillé avec lui. Biafra vit de l’autre côté du pays. On se voit rarement, mais quand je lui parle, c’est toujours avec plaisir. Je reste aussi ami avec les membres de Black Flag. C’est surtout l’éloignement géographique qui nous a éloignés. Et la vie bien sur.

Quel a été le premier disque de punk que tu aies entendu?

C’était un groupe de DC appelé White Boy, monté par un père et son fils. Ils avaient leur propre label, Dudley Squad. On était en 78 et j’allais au collège avec le jeune frère de la famille. J’avais acheté le single pour deux dollars. Au début, je ne savais pas quoi en penser tant cela me paraissait étrange dans le son. Mais j’étais intrigué car je connaissais les musiciens. Je ressentais une plus forte connexion avec eux qu’avec ce qu’écoutaient les autres kids, à savoir Aerosmith, Led Zep, les Beatles. Puis au lycée l’année d’après, fin 78, on m’a prêté un paquet d’albums dont celui des Sex Pistols mais aussi du Generation X, du Damned. Ils ont été mes premières claques punk. De là, le 45T de White Boy a commencé à avoir un autre sens pour moi. Le disque des Sex Pistols était assez rock’n’roll pour m’accrocher et me faire comprendre le punk. Une fois que j’ai intégré cette musique, je n’ai jamais pu ré-écouter la radio. Ceci depuis 79. Je n’ai jamais pu non plus ré écouter des disques de major. Je sais par exemple qui sont les Guns’n’Roses mais, à part “Welcome To The Jungle”, je ne connais pas une de leurs chansons. Je ne suis pas capable de les reconnaître en photo, pas plus qu’Oasis ou Mary J Blige.

Tu n’es pas tout de même curieux de savoir qui ils sont?

Non. Pas plus que j’ai envie de goûter au dernier sandwich McDo dont tout le monde parle. Si tu t’intéresses à la nutrition et que tu manges dans des restaurants où les cuistos sont passionnés par leur art, tu n’auras aucune curiosité vis-à-vis de la nouvelle salade fraîcheur de McDonald. Il y a tant de musique créée de par le monde, qu’il faudrait des milliers d’années pour tout ingurgiter. Du coup, je n’ai pas envie de perdre mon temps. Je préfère écouter un enregistrement brut d’un musicien malien datant de 1963 que le dernier groupe à la mode qu’essaie de vendre les majors.

Comment as-tu réagi quand certains groupes de chez Dischord ont signé en major? Jawbox, Shutter To Think…

Chacun est maître de ses choix. Personne ne les a forcés. Vu que ce sont mes amis, je n’ai pu qu’accepter leurs décisions. Même si je ne les approuvais pas. Collaborer avec une major, c’est comme jouer à la loterie. Sur leur catalogue, seuls deux ou trois groupes fonctionneront et les autres disparaîtront et seront condamnés. Le problème des majors est que leurs discours est purement business, et pas du tout musical. La musique n’est que secondaire.

Te réjouis-tu de la crise actuelle du disque qui menace l’existence de ces corporations?

Non.  Je n’ai jamais souhaité leur mort. Même si je désapprouve leurs méthodes. Les majors ont leur place dans notre société. Elles fournissent un service. Elles répondent à une demande tout comme les fast foods.

Ou en es-tu avec The Evens (duo chant/guitare/batterie formé avec sa femme)?

Amy et moi avons eu un fils l’année dernière. Depuis, nous sommes restés chez nous pour nous en occuper. Mais on se remettra rapidement à la compo et aux concerts. L’avantage d’être indépendant est de pouvoir décider seul de ton emploi du temps. J’en profite pour accomplir du travail à Dischord.

Qu’est ce qui pourrait provoquer le retour de Fugazi?

Que nous en ayons envie tous les quatre au même moment. Cette décision de hiatus fut réfléchie et partagée. Nos vies personnelles avaient rendu le fonctionnement de Fugazi quasiment impossible tel qu’on l’avait imaginé au départ. Cela faisait quinze ans que l’on jouait non stop. Il était temps que ce groupe ne soit plus le centre de nos vies. Que nous passions à autre chose. Mais rien ne nous empêche de recommencer un jour. Nous sommes aussi proches qu’à l’époque.

Comment expliques-tu que des chansons comme “Waiting Room” ou “Straight Edge” soient devenus à ce point intemporelles et influentes? On ne compte plus le nombre de reprises qui existent.

Je ne sais pas. La musique n’est pas une blague. C’est quelque chose de sérieux, une puissante méthode de communication. Ces chansons ont parlé aux gens. C’est le propre de la musique. Mais elles n’ont jamais été écrites avec l’idée qu’elles traverseraient les époques. Je suis aussi surpris que toi. A vrai dire, en 81, je n’aurais jamais imaginé toujours faire de la musique aujourd’hui. Encore moins répondre à une interview pour la France.

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L’image de Minor Threat a été à plusieurs reprises détournée. Le dernier exemple en date est celui de Nike qui, pour une campagne publicitaire, a transformé la pochette de votre compilation. Que s’est-il réellement passé?

(soupire). Voici l’exemple parfait des travers d’internet qui peut être si toxique en tant que pire bouche à oreille du monde. Cette histoire a été déformée. Un team de skateurs sponsorisé par Nike tournait à travers les Etats-Unis. Chaque performance était accompagnée d’un flyer en rapport avec la ville d’accueil. Au Texas, ils ont du mettre des cowboys, à New York la Statue de la liberté etc… A Washington, ils ont créé cette parodie de Minor Threat en l’appelant Major Threat. Simplement parce que les graphistes étaient fans de Minor Threat. Mais c’était juste un flyer. Cependant, quelqu’un a posté la news sur le net, les gens ont cru que Nike avait payé des affiches de ça, et qu’on les poursuivait en justice. C’est dingue. Il y a eu la même chose avec une petite entreprise de cornichons de Brooklyn qui a voulu appeler une de ses sauces Minor Threat. Ils nous ont contacté, on a bien sur refusé de les endorser. Mais vu que nous ne sommes pas propriétaires de ces deux mots, je leur ai aussi dit que rien ne leur interdisait de nommer leur produit Minor Threat. Du coup, cela a été déformé par les blogs, comme quoi on produisait une sauce à notre nom (rires). La désinformation est un des grands soucis du net.

Dernière question, le punk est-il un concept toujours crédible en 2009?

Le punk a toujours été là, et sera toujours là. Même s’il change de nom. Le punk est un espace de liberté qui peut prendre toutes sortes d’apparences et qui accepte toutes les idées neuves qui n’ont aucun rapport avec le profit. Les jeunes qui lancent ces mouvements sont encore immunisés contre l’avidité. Quoiqu’on leur dise, ils feront ce qu’ils ont en tête. C’est ainsi que sont apparus le folk, le jazz, le blues, le rock’n’roll. C’est une forme de contestation libre et authentique. Je suis certain que quelque part sur cette planète, des kids sont dans leur garage en train de créer quelque chose de neuf et de passionnant. C’est ce que je recherche. C’est ce qu’est le punk.


5 Commentaires
  • rity
    Posté à 16:20h, 16 juin Répondre

    toujours incisif
    toujours authentique
    un exemple d’integrite !
    merci

    • Malentine
      Posté à 17:04h, 10 mai Répondre

      Un concept d’idées qui m’a toujours aidé dans la vie et ma vision de la musique et puis des cornichons minoritaires et menaçants ça à de la classe…ils ont faits beaucoup sans rien prévoir.

  • Kortex
    Posté à 20:07h, 17 juin Répondre

    ET bien pour les débuts du site une petite interview de ce bon vieux Ian vous ne pouviez pas mieux faire!!

    Je n’ai jamais pu voir Fugazi mais l’ayant rencontré après un concert de The Evens, il a été à la hauteur de sa légende les 5mn qu’ont duré l’échange, accessible, simple et super classe !!

  • XXX
    Posté à 23:05h, 06 juillet Répondre

    Ça fait plaisir à lire. Dommage pour les cornichons quand même.

  • Cycovince
    Posté à 21:43h, 26 avril Répondre

    Super sympa à lire…Ian est vraiment un grand Monsieur…
    Merci pour l’interview et bonne continuation!

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