Monsieur Saï – ‘La Guerre Ne Fait Que Continuer’

Monsieur Saï – ‘La Guerre Ne Fait Que Continuer’

Album / Milled Pavement – SOMA Productions / 01.07.2015
Noise hip hop libertaire

On aurait tendance à présenter Monsieur Saï comme un rappeur ‘alternatif’. Mais lui-même ne goûterait probablement pas ce qualificatif, tant le refus des cases, des clichés et des stéréotypes s’inscrit au cœur de son hip-hop. Dans ce quatrième album (son troisième disque en un peu plus d’un an!), la voix du théoricien situationniste Guy Debord lance les hostilités, sur quelques accords de guitare saturée. Saï nous ouvre ainsi les portes de son univers avec un texte sur la crise et la faillite démocratique, tandis que son pote Arth? l’accompagne en posant une ligne de sax à la cool. Le décor est posé. Une rampe de lancement idéale pour se plonger dans ce hip-hop noir, acide et bruitiste, nourri de Sage Francis et d’Anticon.

Sur un groove jazzy perforé de textures noise, avec ce fameux refrain musical de sax dissonant, ’65 Millions de Grimaces’ dresse le portrait d’une France rance, parfois fascisante, et interroge le sentiment national de manière acerbe: ‘Indivisible mais divisée/honteuse de ses invisibles/cette foule indécise qui rêve d’une France impossible/ 65 millions de grimaces/ la soupe est toujours un peu dégueulasse‘. Très hardcore, ‘Caféine’ enfonce le clou: cette fois, le sax hurle à la mort sur une rythmique syncopée, hypnotique et oppressante pour donner voix à un loser perdu, dépressif et toxico. Ambiance kafkaïenne, sous amphétamines: ‘Rester vivant c’est du sport/la fin du sprint c’est la mort‘. Quatre des dix morceaux de cet album ont été produits par Monsieur Saï, qui a confié les six autres à des potes (O.S., Mitron, Le Crapaud et la Morue…). Même s’il se révèle moins homogène que son prédécesseur, ‘Libertés Nomades’ produit de A à Z par un seul et même beatmaker (Dakota), ce disque masterisé par Dalëk reste dans l’ensemble plutôt cohérent, aux confins du (post)rock, de l’électro et parfois du free jazz. Les nombreuses textures saturées et grinçantes apportent une couleur industrielle, métallique et froide.

Il y a toutefois quelques exceptions, des morceaux moins torturés, plus ‘reposants’, comme le naïf ‘Guerilla Récréation’ ou ‘Peu de Gens le Savent’, qui surprend par une instru hyper old school, marquée de sonorités orientales. Un hommage au rap des origines, à ses vertus d’éducation populaire, bourré de références textuelles à des modèles que l’on s’amuse à reconnaître. Une preuve, s’il en était besoin, que Monsieur Saï s’inscrit dans la tradition du rap français politisé, cultivé et conscient des déterminismes sociaux. Ses prédécesseurs disaient que ‘le savoir est une arme’. En 2015, Saï préfère l’ironie: ‘Venez fouiller mes chaussettes, mon coffre, mes poches ou ma tête/mes objets les plus dangereux sont dans la bibliothèque‘, prévient-il sur ‘Le Pendu et l’Esclave’, qui referme cet album en guise de manifeste.

Sa rébellion vise la société de consommation, la dématérialisation des rapports sociaux, la corruption du politique, l’ennui, l’indifférence et l’inculture généralisés. Du rap de petit blanc issu de la classe moyenne? Peut-être, mais ça ne l’empêche pas d’en avoir conscience: ‘Donc je connais bien De Gaulle mais pas vraiment la gégène/et surtout pas cette nuit où l’Algérie s’est noyée dans la Seine/nourri comme un gosse qui va chialer, élevé comme des vaches à lait, un troupeau qui aime bêler mais trop cynique pour se rebeller‘. Monsieur Saï est aux gosses des zones pavillonnaires ce que La Rumeur est aux jeunes de banlieue.

Le rappeur manceau se démarque aussi par son phrasé. Capable de déclamer des refrains bien sentis et entêtants quasi hop-core (‘Qui Nous Protège de Nos Protecteurs?’), il n’aime pourtant pas en abuser. Et n’hésite pas, au contraire, à expérimenter des flows complexes. Il y a parfois quelque chose d’arythmique dans la tchatche de Monsieur Saï. On appréciera… Ou pas. Cela peut donner, par moment, une impression de maladresse ou simplement rendre ardue la compréhension du propos. Peut-être une volonté de ne pas céder à la facilité? Ou de privilégier le poids des mots à leur musicalité? Pour Bourdieu, la sociologie était ‘un sport de combat’. Pour M. Saï, le rap est avant tout une arme, dans un contexte perpétuel de lutte. Et c’est de l’arme lourde, bébé.

’65 Millions de Grimace’, ‘Caféine’, ‘Peu de Gens le Savent’, ‘Qui Nous Protège de Nos Protecteurs?’


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