Sleaford Mods reste le meilleur indicateur de l’austérité anglaise

Sleaford Mods reste le meilleur indicateur de l’austérité anglaise

Sleaford Mods est à un tournant de sa carrière. Alors qu’il revient ce mois-ci avec un nouvel album, le duo de Nottingham quitte Rough Trade – qu’il avait rejoint en 2016 en guise de consécration de sa renommée galopante – pour créer son propre label, Extreme Eating. De passage à Paris en janvier, le charismatique Jason Williamson nous a consacré un peu de son temps pour aborder avec lui ce nouveau disque baptisé Eton Alive, sa composition, ses influences, mais aussi sa vision de l’Angleterre actuelle, si brutalement et impoliment dépeinte dans ses textes, évocateurs d’un quotidien maussade au sein d’une classe moyenne désabusée. Rec.

Votre album Eton Alive succède à un EP éponyme sorti en septembre dernier. Comment te sens-tu ? Avez vous eu le temps, toi et Andrew, de prendre un peu de repos avant de repartir en tournée ?

Jason Williamson : Ça va bien oui. On a eu le temps de prendre du repos étant donné qu’on a arrêté de tourner en novembre. Ça nous a fait trois mois, ce qui est en général le temps que nous prenons avant de reprendre la route. On repart en mars, ce qui nous laisse encore le temps de souffler un peu, d’essayer de passer du temps avec nos familles, etc…

Cet EP, Sleaford Mods, était-il avant-goût d’Eton Alive, ou plutôt une dernière livraison avant de quitter Rough Trade et de monter votre propre label ?

C’est une bonne question. On peut le considérer comme un avant goût de l’album à venir, comme un pont entre notre dernier album et le prochain. Le fait d’avoir fait cet EP nous a permis de pousser notre son un peu plus loin, de le faire évoluer un peu plus. Selon moi, il a encore évolué sur Eton Alive. Nous avons écrit cet album tout au long de l’année dernière, et il a été enregistré à Nottingham, dans le même studio que les précédents.

Aviez-vous besoin de vous retrouver chez vous, dans un environnement familier, pour reprendre le processus de création et d’enregistrement ? Quel est le rapport que toi et Andrew entretenez avec cette ville ?

Nous n’avions pas vraiment besoin de cette proximité pour composer, non. Cet album a été enregistré à Nottingham car j’habite là bas depuis 20 ans, tout simplement. Andrew habite à Lincoln, qui est une ville située à une heure environ. J’aimerais bouger plus tard, mais j’ai des enfants, et ce n’est pas forcément bon de les faire déménager en fonction de mes besoins... Tu vois ce que je veux dire ? Nottingham est juste là où nous sommes actuellement, même si cette ville est tellement présente dans notre musique qu’elle changerait probablement si nous déménagions ailleurs. Mais ce n’est pas quelque chose d’essentiel pour nous, nous n’avons pas besoin d’y être pour composer, et je ne ressens pas d’attachement non plus vis à vis de la culture musicale là-bas. Je suis avant tout inspiré par les choses du quotidien.

Qu’est-ce qui vous a motivé à quitter Rough Trade et à monter votre propre label, Extreme Eating ? Était-ce la perspective d’avoir toujours plus d’indépendance, de ne plus dépendre de personne ?

Nous avons pensé que cela nous conviendrait mieux d’être encore plus indépendants. Nous l’étions déjà auparavant, même si certaines personnes pensaient que le fait d’être signés sur un label ne nous convenait pas réellement. Nous avons décidé de quitter Rough Trade mais les portes restent ouvertes, nous entretenons de très bonnes relations avec ce label. Puis on ne sait pas de quoi demain sera fait, on verra bien ce qui se passera dans le futur. En même temps, avoir son propre label représente également beaucoup de travail. On doit maintenir notre position, et cela requiert d’avoir une bonne équipe à nos côtés. Ça a été stressant de garder tout ça en place, mais nous avons déjà fait déjà du bon travail autour de cet album. Notre label est basé à Nottingham, mais ce n’est pas comme si nous allions avoir des bureaux ou quoi que ce soit de ce genre : ça sera juste une entité dédiée à la sortie de nos prochains disques.

Dans quelle mesure le fait de sortir ce nouvel album sur cette nouvelle structure vous a influencé durant sa composition ?

Ça n’a pas été vraiment différent dans le sens où Rough Trade n’est jamais intervenu dans la composition. Ils ne nous ont jamais imposés une vision commerciale sur notre musique. Nous avons vraiment beaucoup appris chez eux : comment mettre en avant nos singles, ou certaines idées que nous écrivons afin de les rendre plus fortes et leur donner un meilleur impact pour la radio. Mais concernant nos albums, notre travail n’a jamais fait l’objet d’interférences, pas plus qu’aujourd’hui.

Sleaford Mods s’est toujours distingué dans le paysage post punk britannique par une production assez brute et minimaliste. Vous arrive t-il d’envisager des productions plus complexes, où considérez-vous justement que la force du groupe réside dans cette recette directe qui parle à autant de monde, malgré l’argot employé, jusqu’en dehors des frontières britanniques ?

Il y a des morceaux légèrement plus pop sur cet album, et la production y est plus complexe. Ca sonne plus riche, plus complet selon moi, comme sur Kebab Spider par exemple, même si le son reste encore assez brut, je te l’accorde. Nous sommes ainsi, nous aimons que ça sonne comme ça, et je ne veux pas vraiment qu’il en soit autrement. Aucune autre sorte de production ne me viendrait en tête en tout cas. Néanmoins, je ne suis pas opposé au fait d’essayer quelque chose de différent. Mais, à ce stade, je préfère que la musique garde cet aspect minimaliste et brutal. A un certain degré, elle doit rester ainsi pour accompagner mes textes. Mais encore une fois, ça peut changer à l’avenir, je n’ai pas envie de rester fermé à de nouvelles idées à condition qu’elles restent dans l’esprit de Sleaford Mods, que les gens ressentent toujours l’énergie des morceaux.
En ce qui concerne les textes, je pense que la culture occidentale a toujours été très dominante, et la musique chantée en anglais est sans doute plus facilement acceptée à travers le monde. À l’opposé, en Angleterre, la musique chantée en français, en italien ou en allemand sera sans doute perçue plus difficilement par les gens. Il y a sûrement un lien avec le fait que la culture et la langue anglaise aient été si rabâchées. Les gens utilisent fréquemment l’anglais comme une seconde langue, donc cela aide sans doute au fait que notre musique parle aussi en dehors de l’Angleterre. Egalement, sans forcément s’intéresser aux textes, le public se retrouve dans la musique pour son énergie. Lorsque nous avons sorti nos premiers morceaux il y a cinq ans, on nous disait que c’était quelque chose de frais et d’original. Je ne sais pas si c’est encore le cas, mais à l’époque, personne ne faisait ce genre de musique aux influences punk, post punk, hip hop…

Les textes d’Eton Alive abordent avec un regard toujours aussi incisif les sujets du quotidien dans l’Angleterre actuelle. Pour autant, as-tu voulu légèrement varier l’angle en comparaison avec les précédents albums ? Il semble que tu aies laissé davantage de place aux mélodies sur certains morceaux, comme Firewall ?

Effectivement j’ai essayé d’aborder les textes différemment cette fois. Pendant l’écriture, j’ai pas mal écouté de RnB des années 80, des choses comme Chaka Khan, Alexander O’Neal… J’avais en tête l’idée de laisser plus de place au chant. Cette chanson, Firewall, m’a un peu rappelé cela. Ça aurait été impossible et stupide de reproduire ce genre de chant, j’ai donc essayé de le faire à ma manière.

J’ai lu que le nom Eton Alive était un jeu de mot reprenant une métaphore selon laquelle nous serions en quelque sorte avalés puis digérés vivants par une société dirigée par des nobles ? Pourrais-tu nous dire comment t’es venue cette idée ?

L’austérité a été partiellement pensée par des personnes qui, pour la plupart, ont été dans des écoles privées et des grandes universités… Des établissements réservés à des personnes riches et privilégiées, qui peuvent se permettre de payer les frais d’admission. Il est devenu clair que ces politiques d’austérité menées par ces personnes affectent encore notre pays à une grande échelle. Nous avons donc pensé qu’il serait assez drôle de mettre au mot cette idée selon laquelle les personnes du bas de l’échelle sociale sont dévorées vivantes financièrement, tandis que celles du milieu et du haut de la pyramide sociale sont dévorées vivantes psychologiquement. On a trouvé que c’était une bonne idée pour le titre, et on l’a aussi développée dans les textes de cet album qui n’est peut-être pas aussi direct que les précédents étant donné qu’il est plus subtil et pop dans sa conception. Mais il parle de l’effet des politiques conservatrices et libérales dans notre pays au cours des 7 ou 8 dernières années. Les gens sont opprimés par ces politiques, ils sont dans un état limite comateux. L’album parle de cela : l’énergie y est assez lente et terne à certains passages car, actuellement, les gens sont ainsi. C’est le message que j’ai voulu transmettre.

Dans le documentaire Invisible Britain, on a pu voir que ta connexion avec les problématiques sociales était très forte; il semble très important pour toi de dénoncer les inégalités de classe aujourd’hui en Grande Bretagne. Dirais-tu de ce nouvel opus qu’il est aussi engagé politiquement que les précédents ?

Il est aussi engagé que les précédents, mais en d’autres termes. Il parle toujours de la situation actuelle du pays, mais je n’avais pas envie pour autant de me répéter. Et puis je ne suis plus dans le même environnement que celui dans lequel j’étais dans ce documentaire. J’évoque aussi peut-être des sujets plus personnels : mes propres insatisfactions, mon entourage, le fait d’avoir désormais de l’argent, de pouvoir vivre de ma musique… Mais il y a également des trucs que nous abordons toujours : la culture de la classe ouvrière, la baisse des perspectives sociales… C’est peut-être plus varié en ce sens.

Que penses-tu du paradoxe actuel entre la volonté des gens d’avoir davantage de justice sociale, et le fait qu’ils élisent des conservateurs à la tête de leur pays, ou qu’ils votent en faveur du Brexit ?

C’est effectivement un paradoxe. Les anglais, tout comme les français, ont une culture assez conservatrice. Nous sommes assez proches de ce point de vue. Parfois les gens confondent tout simplement les choses. Les maux de la société anglaise sont générés par la classe dirigeante, ça a toujours été le cas. Les gens sont éblouis par le patriotisme, par le fait de blâmer les autres, les immigrés, les personnes bénéficiant de minimums sociaux. Ça a toujours été mis en avant par les médias. Ils sont également fondamentalement racistes, pensent que leur pays leur appartient… Beaucoup croient à ces conneries. C’est le cas également à Nottingham, dans certains quartiers populaires : ce récit leur a été injecté, le fait que des étrangers volent leur travail, gagnent plus d’argent qu’eux, récupérèrent davantage de sécurité sociale… C’est la merde (rires). Comme Paris, Nottingham est une ville multiculturelle, avec des nationalités différentes. Depuis les années 50 et le besoin de main d’œuvre, des communautés étrangères s’y sont installées, ce qui est très bien, et les gens s’entendent bien entre eux. Mais à une plus petite échelle, là où Thatcher a décidé de fermer les industries, là où les gens ont la sensation d’avoir été abandonnés par le reste du monde, ce genre d’idées nauséabondes peuvent germer dans des classes moyennes pourtant orientées plutôt à gauche historiquement. C’est assez étrange.

Le fait d’avoir tourné énormément au cours des trois dernières années, de sortir de Nottingham et d’avoir l’opportunité de jouer en dehors du Royaume Uni, t’a t-il permis d’aborder de nouveaux sujets dans tes textes ?

Oui, ça a toujours été le cas. Depuis nos premiers albums, nous avons pour habitude de nous inspirer de nos différentes expériences. Le fait de voyager te change considérablement, tu deviens plus ouvert d’esprit, davantage ouvert aux autres cultures, cela te rend plus humain. Mais je ne dirais pas que c’est quelque chose qui a été plus marquant cette fois-ci. C’est plus localisé, les problématiques abordées sur cet album sont plus anglaises, je suppose. L’attitude et l’énergie qui y sont développées sont inspirées par le fait de vivre aujourd’hui en Angleterre.

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