Interview – Buck 65 s’interroge beaucoup en général…

Interview – Buck 65 s’interroge beaucoup en général…

Vingt ans tout juste après le début d’une carrière prolifique – pas loin d’un album par an depuis le séminal « Game Tight » en 1995 – le Canadien Buck 65 livre avec « 20 Odd Years » une pièce supplémentaire à une discographie toute personnelle, héritière d’un hip-hop qui sait faire feu de tout bois. Quelques heures avant son passage sur la scène du Nouveau Casino, rencontre avec un novateur aux idées larges.

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Ton nouvel album fête vingt ans de carrière. Quel regard portes-tu sur ton parcours?

Je pense que [long silence]… Je pense que ma carrière est parfaite, il n’y a rien que je voudrais changer. Chacun mesure le succès différemment, et dans mon cas, ma plus grande satisfaction est d’avoir une carrière déjà longue de vingt ans, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Quand je pense à la manière dont les choses auraient pu tourner si le succès avait été plus important, si j’avais gagné beaucoup plus d’argent avec ma musique, je ne peux qu’être comblé. J’ai connu beaucoup de bonheur, d’expériences enrichissantes, je suis toujours très inspiré sur le plan artistique, donc tout va bien. Beaucoup d’artistes perdent toute inspiration quelques années seulement après la sortie de leur premier album, alors que pour moi, au contraire, c’est allé crescendo. Même si je ne gagne pas énormément d’argent, la musique me permet de mener une vie très riche et c’est très bien ainsi. Si je gagnais plus, je serais amené à faire des compromis.

Même si tu déclares que « 20 Odd Years » est un album tourné vers l’avenir, on ne peut s’empêcher de penser qu’il mixe tous les univers que tu as exploré auparavant. Es-tu d’accord avec ce constat?

Je suis d’accord avec ça, oui. Si tu écoutes la première chanson de l’album (« Superstars Don’t Love » ndlr), c’est du hip-hop très basique, ça ressemble beaucoup à ce que je faisais quand j’ai débuté. Avec le recul, je me suis même rendu compte qu’il y a quelques titres qui n’auraient pas déparaillé sur « Talkin’ Honky Blues » par exemple. Pour autant, on trouve aussi des choses que je fais ici pour la première fois, et je pense qu’au final chaque piste brasse des nouveautés avec des choses déjà connues. Il se trouve que l’album sort pour mes vingt ans de carrière, donc ça tombe plutôt bien, mais ce n’est pas le résultat d’un travail conscient. Pour être honnête, je n’ai réalisé qu’après sa conception que l’album marquait cet anniversaire.

buck2« 20 Odd Years » est certainement ton album le plus accessible. En quoi l’approche de ce disque a t-elle été différente de celle des précédents?

Lorsqu’a commencé sa réalisation, mon but n’était pas d’en faire un album plus accessible. En revanche, je souhaitais vraiment mettre le plus en avant possible les mélodies, sans pour autant tomber dans la « pop music ». En général, quand les gens pensent hip-hop, ils pensent au beat qui donne la cadence. Mais dans d’autres styles de musique – je pense à la pop ou au blues par exemple – c’est au contraire la mélodie qui prend le dessus. C’est dans cette direction là qu’on souhaitait aller, sans pour autant se fermer aucune porte. Le titre « Whispers Of The Waves » est ainsi parti d’une mélodie à la guitare inspirée d’Ali Farka Touré, pour une autre chanson qui ne figure pas sur l’album on est allé voir du côté de l’Asie et notamment du Vietnam et du Cambodge, pour la chanson « BCC » ce sont les cordes qui nous ont beaucoup inspiré etc… Pour beaucoup de gens, lorsqu’une personne chante sur une mélodie, c’est de la pop. Or ce n’est pas ma façon de voir les choses. Moi, je m’interroge d’abord sur ce que j’ai à dire, et après seulement je m’intéresse à la forme: quelle est la meilleure musique pour m’accompagner? Quel instrument serait utile? Est-ce que j’ai besoin d’une voix, et si oui, qui pourrait m’aider? La chanson « Paper Airplane » par exemple parle de ma femme et du début de notre relation. Tout est parti d’un sentiment à la fois tendre et douloureux – parce qu’on est souvent séparés – que j’ai essayé de faire cohabiter le mieux possible avec l’accompagnement musical.

Il n’y a jamais eu autant d’invités sur un album de Buck 65. Sur quels critères as-tu fait ton choix?

cita1Ça a rapport avec ce que je disais tout à l’heure à propos des mélodies, et du fait que je ne suis pas un bon chanteur. Tous ceux qui apparaissent sur l’album sont des amis proches, des gens que je fréquente au-delà de mon « métier ». J’aurais beaucoup de mal à approcher quelqu’un dont je suis fan pour lui demander de participer à l’un de mes projets, ça me mettrait mal à l’aise. Donc la plupart du temps, je compose une musique, j’entends une voix dans ma tête, et je m’interroge: « est-ce que tu connais quelqu’un qui pourrait correspondre?« . Et puisque j’ai la chance d’avoir beaucoup d’amis musiciens talentueux, je trouve toujours quelqu’un pour le faire. C’est aussi simple que ça: j’entends une voix dans ma tête et je demande de l’aide à des amis.

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Tu dis t’être éloigné du hip-hop car tu ne retrouvais plus sa dimension philosophique et artistique. Pourquoi selon toi a t-il perdu cette dimension?

C’est quelque chose dont je pourrais parler pendant des heures mais disons que je considère qu’un grand changement s’est produit en 1993-1994, lorsque Biggie et Tupac ont explosé. La manière dont ils ont transformé le hip-hop tient au fait que tout le monde pouvait se retrouver dans leurs textes. La première fois que j’ai entendu « Juicy », je me suis dit « c’est pareil pour moi!« . Moi aussi, j’étais comme ça quand j’étais jeune, je lisais les mêmes magazines, j’avais les mêmes posters dans ma chambre… Et je pense que c’est ce que beaucoup de personnes se sont dit en écoutant cette chanson: je suis comme lui. Et c’est pareil pour Tupac, il parlait des choses d’une manière telle qu’il touchait tout le monde. C’est quelque chose de magnifique, je les considère toujours comme des rappeurs très talentueux, mais ce n’est pas ce que j’étais venu chercher dans le hip-hop. Moi ce que j’aimais, c’était une musique beaucoup plus abstraite, plus intellectuelle d’une certaine manière. A aucun moment je n’ai pu me dire « Hé je suis comme Rakim!« . Jamais. Je voyais Rakim comme un Dieu vivant, un extraterrestre avec des skills incroyables. Il était comme un super-hero pour moi. Et l’autre différence fondamentale avec cette époque, c’est l’importance que l’on accordait aux Dj’s. Ils apportaient vraiment quelque chose de particulier, quelque chose qu’on ne retrouvait dans aucune autre musique, ils produisaient des sons que personne ne pouvait imiter. Et les beats non plus n’avaient rien à voir, les gens samplaient encore dans les années 80, ils sortaient de nulle part des disques dont tu n’avais jamais entendu parler. Là encore, il y avait matière à s’interroger: d’où viennent ces batteries? Ces lignes de basse? Soudain Biggie et Tupac sont arrivés, sans Dj, en se présentant comme des amis, et en proposant une musique comparable à ce qu’on pouvait entendre en club. D’un coup, le hip-hop est devenu populaire et depuis il n’a cessé de prendre de l’ampleur. Or je suis resté quelqu’un qui aime « réfléchir », s’interroger sur ce qui parait mystérieux, un peu surréaliste, aussi bien dans la musique que dans l’art en général. J’ai du mal à m’intéresser à ce qui sonne basique, familier, trop immédiat d’une certaine manière. Donc j’ai décroché du hip-hop pour m’intéresser à la littérature, la peinture, ou plus globalement aux mouvements artistiques comme le dadaïsme et le surréalisme. C’est quelque chose qui m’intéresse vraiment, et j’essaie de voir dans quelle mesure je peux appliquer ces concepts à ma musique. Pour moi, ça reste toujours du hip-hop mais d’autres personnes voient les choses différemment.

buck4Un titre comme « Whispers Of The Waves » possède un côté blues très marqué, notamment grâce à Gord Downie. Ce style a toujours eu une place importante chez toi, qu’est-ce qu’il représente à tes yeux?

Je trouve incroyable que l’on puisse écouter un album de blues vieux d’un siècle et que ça fonctionne toujours! Je crois que le blues porte un message tellement simple, essentiel, qu’il continue d’avoir un sens aujourd’hui. Je pense aussi que si le blues résonne autant en moi, c’est parce qu’il vient de régions semblables à celle dans laquelle j’ai grandi. Pour moi, c’est quelque chose de rassurant mais ça n’a pas toujours été le cas. Je me souviens qu’étant enfant, j’avais beaucoup de mal avec la culture qui m’entourait, mais maintenant que j’ai quitté cette partie du monde, que j’ai voyagé, mûri, je me rends compte à quel point ça fait partie de moi et à quel point j’y suis toujours attaché. Je crois que j’ai commencé à ressentir cet attachement à mes origines il y a une dizaine d’années environ, à peu près quand « Talkin’ Honky Blues » est sorti. J’ai grandi dans une très petite ville du Canada, et c’est d’abord en venant à Paris que j’ai appris à apprécier mon environnement d’origine, en le voyant sous un angle différent. C’est ce contraste qui, avec le temps, m’a permis d’apprécier les choses à leur juste valeur.

Le turntablism est toujours omniprésent. Est-ce une façon pour toi de garder un cachet hip-hop ou est- ce purement artistique?

cita2Je crois que c’est les deux, même si j’admets qu’une partie de moi considère qu’il faut continuer à perpétuer ce qui représente l’essence même du hip-hop. Historiquement, le turntablism est l’élément fondateur de cette culture, c’est de là que tout est parti. Si tu regardes les pères fondateurs du hip-hop, ils étaient tous les trois Dj’s: Kool Herc, Grandmaster Flash, Afrika Bambaataa. C’est vraiment la base du hip-hop et pourtant aujourd’hui, si tu écoutes l’album d’un rappeur comme Rick Ross, il n’en reste plus aucune trace: plus de Dj, de sample etc… Je trouve ça d’autant plus dommage que je vois un réel intérêt artistique à se servir des platines, ne serait-ce que parce qu’elles permettent souvent de créer un contraste intéressant. Et je suis certain que lorsqu’on se recroisera dans vingt ans, j’utiliserai toujours mes platines pour scratcher. Peu importe ce qui se passe, je ne me détournerai jamais de cet élément.

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Justement, tu te vois où dans vingt ans? Comment imagines-tu ta relation avec la musique d’ici là?

Rien n’est jamais sûr à cent pour cent, mais je suis presque certain de continuer à utiliser des samples de batterie et du turntablism, même si ça n’apparait pas dans chacun de mes morceaux. Mais au-delà de ça, c’est difficile à dire parce qu’une grande partie de la réponse est liée à l’évolution de ma vie en général. Si on prend cet album, il y est souvent question de ma femme, du début de notre relation, du fait que je l’ai demandé en mariage etc… Tout fini par être lié. La chanson « She Said Yes », par exemple, devait être très calme, très douce, je voulais vraiment que le résultat soit magnifique, c’est pour ça que j’ai autant adouci le sample de batterie, que j’ai rajouté du piano, des cordes et d’autres éléments encore. Ça, c’est un processus dont j’aurai toujours besoin: partir d’une idée que je souhaite exprimer pour ensuite adapter mes textes et ma voix. Je vois ma musique comme une sorte d’extension de moi-même.

Quel disque a changé ta vie?

Si je devais ne citer qu’une chanson, je dirais « Trans Europe Express » de Kraftwerk. Mais pour ce qui est des albums, c’est « Yo ! Bum Rush The Show » de Public Enemy. Pour moi il est encore plus puissant que « It Takes A Nation Of Millions To Hold Us Back » qui est généralement cité. Comme je le disais tout à l’heure, quand j’étais plus jeune, j’appréciais surtout la musique qui faisait travailler mon intellect, et je crois qu’en la matière rien n’a jamais été aussi fort que cet album. Pas seulement à cause des textes, mais aussi de la musique telle qu’elle était composée. Je crois qu’aucune autre musique ne m’a jamais donné un tel sentiment lorsque je l’ai entendu pour la première fois. Je me souviens de l’espèce de sirène qui parcourait le morceau « Public Enemy No 1 » du début à la fin, et quand j’ai entendu ça mon cerveau a explosé. Cet album a vraiment changé ma vie dans la mesure où il m’a ouvert les yeux sur ce que la musique pouvait être.


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