Interview – Papier Tigre, casse tête chinois

Interview – Papier Tigre, casse tête chinois

Considéré à ses débuts comme l’énième héritier de Fugazi ou Shellac, Papier Tigre s’est depuis longtemps délesté d’un arbre généalogique dont plus grand monde n’a d’ailleurs quelque chose à foutre. Avec malice et beaucoup d’intelligence, le groupe s’est construit en dix ans une discographie aventureuse et surtout, la réputation de provoquer le vertige à chaque break dispensé sur scène. Il revient ce mois-ci avec un quatrième album baptisé ‘The Screw’ : un disque insensé, tantôt frondeur, tantôt énigmatique, aussi raide que sa pochette le laisse supposer. Pour répondre à nos questions, Pierre-Antoine Parois – batteur du trio nantais – nous a accordé un peu de son temps. Au delà du nouvel album, il est aussi question avec lui de danse contemporaine, de guerre à la notoriété, et des risques d’une tournée mal préparée en Chine…

Quatre années sont passées depuis la sortie de ‘Recreation‘. J’imagine qu’entre tous vos projets (entre autres La Colonie de Vacances, The Patriotic Sunday, Room 204), le temps a dû filer rapidement. Quand avez-vous commencé à composer pour ‘The Screw’ ?

Pierre-Antoine Parois : Un an après la sortie de ‘Recreation’, nous sommes retournés en studio pour enregistrer un 45 tours. C’est à ce moment-là que les premières ébauches de ‘The Screw’ sont apparues, et on n’a pas arrêté. Puis début 2015, nous sommes entrés en studio, à Rocheservière en Vendée. Comme nous voulions vraiment prendre notre temps, nous avons opté pour un studio à la location moins chère que le Black Box ou l’Electrical Audio où nous avions auparavant enregistré. Nous y sommes restés près d’un mois, ce qui nous a permis d’essayer de nouvelles choses et de nous investir vraiment sur le mix.

Vous avez produit l’album seuls cette fois-ci alors que pour vos précédents disques vous aviez fait appel à des producteurs expérimentés comme Iain Burgess ou John Congleton. Pourquoi ce choix ?

Comme je l’ai dit, le rapport temps/argent est fondamental pour un groupe comme le nôtre. Soit nous faisons appel à un technicien renommé, ce qui implique des frais plus importants et une disponibilité moindre, soit on se débrouille par nous-mêmes en s’investissant d’avantage. Nous avons opté pour la seconde solution. Ce fut parfois laborieux parce que forcément tu tâtonnes un peu plus, mais au final, on est très content du résultat. Nous avons pu essayer de nouvelles choses qu’on ne s’était jamais permises auparavant.

Comme le morceau ‘A Matter Of Minutes’ ? C’est un titre qui détonne vraiment dans votre discographie avec son aspect ultra-progressif et répétitif…

Il y a une histoire derrière ce morceau. En 2013, une compagnie de danse qui s’appelle Kubilai Khan Investigations nous a sollicités pour travailler sur l’une de ses créations intitulée ‘Volt(s) Face’. Elle souhaitait nous voir jouer notre set en live pendant les représentations, mais l’idée ne nous emballait pas. On préférait créer des compositions de toute pièce pour le spectacle. Et comme l’attention n’était pas braquée sur nous étant donné qu’il y avait également six danseurs sur scène, on s’est permis des choses beaucoup plus libres que tout ce que nous avions fait jusqu’à présent. Là est né le morceau ‘A Matter Of Minutes’ qu’on retrouve sur ‘The Screw’. Au final, même si l’album n’inclut que deux titres sur les quinze que nous avons composés pour le spectacle, ce travail nous a définitivement ouvert des pistes créatives.

Donc si je comprends bien, le clip du single ‘Heebie Jeebies’ avec son danseur est en fait est un clin d’œil à cette expérience ?

En fait, il s’agit plutôt d’un hasard ! C’est notre ami Vincent Pouplard qui a réalisé le clip. Il avait carte blanche et voulait filmer une chorégraphie. Comme l’idée nous a plus, on l’a laissé faire. D’ailleurs, ‘Heebie Jeebies’ ne fait même pas partie des morceaux qu’on a composés pour ‘Volt(s) Face’. Mais bon, peut-être qu’inconsciemment cela clôt un cycle.

Vos deux premiers albums avaient un aspect très ‘hardcore’ ou ‘math-rock’ tandis que ‘Recreation’ s’avérait beaucoup plus pop, je trouve. Qu’est-ce qui avait provoqué ce virage ?

C’est vrai que nos deux premiers albums ont un son assez raide tandis que ‘Recreation’ a un côté plus aventureux, avec une production plus soignée. Maintenant, je trouve qu’on a toujours eu un côté pop. On écrit des chansons, avec une voix, des mélodies, des gimmicks de guitare accrocheurs. Forcément, on n’est jamais loin de la pop.

Sur ‘The Screw’, on retrouve un peu tout cela : des morceaux hyper accrocheurs et d’autres plus complexes à appréhender…

C’est la force naturelle des choses. On a commencé à jouer sous le nom de Papier Tigre il y a dix ans. Quand tu as trente-trois piges, tu n’envisages plus les choses de la même façon que lorsque tu en as vingt-quatre. C’est normal ! Au début du groupe, nous avions sans doute une vision plus restreinte, avec des envies précises artistiquement. Aujourd’hui, on se permet tout, sans considérations. C’est pour cette raison que ‘The Screw’ explore des choses très différentes.

D’ailleurs, pourquoi ce titre, ‘The Screw’ [qu’on peut traduire par ‘l’arnaque’ en français] ?

D’abord musicalement, on y retrouve des atmosphères très différentes. D’un morceau à l’autre, tu ne sais jamais sur quel pied danser. Et puis au niveau des textes, Éric évoque des choses très actuelles, en lien avec le contexte que nous connaissons tous.

Dans une interview vidéo accordée au site The Drone en 2010, vous regrettiez que les médias musicaux français ne portent pas assez d’attention à la scène rock locale. Aujourd’hui, des gens comme Jessica 93, Cheveu ou JC Satan sont pourtant sollicités par de très gros médias (Libération, Canal +, etc.). Tu penses que le vent tourne ?

Des médias comme New Noise, The Drone, Mowno et d’autres ont toujours suivi l’actualité des groupes français. C’est lorsqu’on évoque une presse très diffusée que c’est plus compliqué. Regarde Les Inrocks : ils ont toujours été les suiveurs de ce qui se faisait en Angleterre ou aux États-Unis. Maintenant, je pense que les choses évoluent avec l’omniprésence d’Internet. Les frontières n’existent plus vraiment. Les problèmes de visibilité se sont juste déplacés avec l’explosion du nombre de groupes et de musiciens.

C’est le paradoxe d’Internet. Il n’y a plus la barrière du distributeur pour exposer son travail. A présent, tout le monde peut présenter sa musique au monde via des plateformes comme Bandcamp ou Soundcloud. Sauf qu’en face, le public se retrouve submergé de nouveaux groupes.

Exactement. Tu peux poster ton morceau en ligne, le trouver génial, et recevoir quelques commentaires positifs de la part ton entourage. Mais pour qu’il touche un vrai public, c’est une autre histoire.

Si vous débutiez aujourd’hui avec Papier Tigre, vous changeriez quelque chose dans votre façon de faire ?

Non, je pense qu’on referait les choses de la même façon. Même si des gens investissent de l’argent sur ton projet, te payent un attaché de presse et qu’en retour tu reçois l’attention des médias, cela ne durera qu’un temps si derrière tu ne tournes pas. En revanche, si tu sors des disques et donnes des concerts régulièrement, alors ton groupe existera. On a toujours fonctionné de la sorte, et on continuera.

Et là, vous vous sentez comment à l’heure de défendre un nouveau disque sur scène ?

C’est une période un peu bizarre pour nous trois parce que nous avons fait un gros break d’un an et demi et qu’il faut s’y remettre. Mais on adore ça. Sans la musique, il y a plein de lieux en France ou à l’étranger où je n’aurais jamais mis les pieds… Même si dans certains endroits ce fut plus facile de jouer que d’autres !

Tu penses à quoi ? Tu as l’air d’avoir une anecdote à nous faire partager…

La Chine en 2008. A l’époque, le groupe avait seulement deux ans. Un soir, alors qu’on jouait à Poitiers, Yoann, un mec un peu barré originaire de la ville mais qui vivait en Chine est tombé super fan de notre musique. Il s’est mis en tête de nous faire jouer là-bas, d’autant qu’il trouvait qu’avec notre nom, ça faisait sens politiquement [en Chine, l’expression ‘tigre de papier’ désigne une chose menaçante mais finalement inoffensive. C’est Mao Zedong qui l’a popularisée en l’utilisant pour désigner les États-Unis en pleine Guerre Froide, ndlr]. C’est lui qui a organisé la tournée. On y est allé sans se demander où nous allions dormir, manger, etc.

Et j’imagine que vous auriez dû y penser…

On s’est vraiment pris une claque ! Déjà parce que, là-bas, c’était l’hiver et qu’il faisait moins de dix degrés en moyenne et qu’entre deux dates, on se tapait des trajets de vingt-quatre heures en train. Puis niveau bouffe, on a vraiment eu du mal à s’adapter. Mais ce sont surtout les concerts qui étaient bizarres… On ne comprenait jamais les réactions du public. Soit les gens étaient vraiment à fond, soit ils n’avaient pas du tout l’air de capter ce qui se passait devant eux.

Mais ce n’est pas plus subversif d’aller jouer du rock à l’autre bout du monde devant des gens qui n’en ont jamais entendu plutôt que de rester dans l’entre soi d’une petite salle de concert en France ?

Evidemment. C’est juste plus compliqué à appréhender. Après, il y a eu des moments vraiment grisants. Comme ce soir où un mec est venu nous voir pour nous dire qu’on était le premier groupe qu’il n’avait jamais vu jouer sur scène. Autrement dit, Papier Tigre était son premier concert ! Il y a de quoi être fier ! Mais bien souvent les gens avaient l’air de s’en foutre. Au final, même si l’expérience fut assez difficile sur le coup, on en garde tous les trois de très bons souvenirs. On y est retourné depuis. Et ces fois là, nous étions mieux préparés.

‘The Screw’, sortie le 29 avril chez Murailles Music / Function Records.


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