Gasface, dur dur d’être en papier

Gasface, dur dur d’être en papier

Le sous-titre annonçait d’emblée la couleur: « La revue scientifique dédiée à l’amour et à la vérité ». Avec ses colonnes de textes aussi denses qu’addictives, son humour régressif et un nombre incalculable de pépites recueillies sur le terrain, le trimestriel Gasface semblait promis à un bel avenir. Seulement voilà, après cinq numéros (forcément collectors) et l’appel au boycott du dernier d’entre eux par les NMPP, la nouvelle tombe: le fanzine rap de référence ferme boutique… Coup dur pour tous les accros à « la seule drogue dure en vente libre ». Qu’ils se rassurent, le Kungfoutre renaît de ses cendres avec une double actualité: la sortie d’un livre et d’un web-documentaire pour Arte.tv, le tout pour la rentrée 2009. En attendant la prochaine dose avec une certaine fébrilité, retour en arrière avec cette interview de Nico Venancio et Mathieu Rochet, à l’époque heureux patrons de presse.

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Petite présentation rapide pour commencer…

Nicolas: Moi, c’est Nico Venancio, 29 ans, gémeau, je suis né à Lyon VIII et j’ai grandi à côté d’un aéroport. Avec Mathieu, on s’est rencontré il y a cinq-six ans via la radio la moins écoutée de France, Radio Canut basée à Lyon. C’est une radio super nulle au sein de laquelle on animait le plus mauvais programme, donc comme on battait des records dans le sens inverse on s’est dit qu’il y avait du potentiel.
Mathieu: Moi c’est Mathieu, Groswift, 28 ans, je suis né dans le IVème et effectivement on s’est retrouvé un peu par hasard avec Nico. Un des Dj’s de l’émission en question est parti en stage professionnel et c’est comme ça que je me suis retrouvé intégré à l’équipe. Je suis arrivé et ça a été formidable tout de suite, dès le début.

Qu’est ce qui vous a poussé à franchir le cap du magazine papier?

M: A l’époque, on était huit ou neuf quand on a commencé à parler de cette belle idée, on a accumulé des trucs à droite à gauche, un peu aux States, un peu à Paris, et comme au bout de quelques temps on s’est rendu compte qu’on était plus que deux et qu’on avait accumulé pas mal de matière, on s’est dit qu’il était peut-être temps de sortir un mag.

D’entrée de jeu, vous êtes parti sur cette ligne éditoriale qu’on retrouve encore aujourd’hui?

N: On avait pas d’idée précise au départ, d’ailleurs ceux qui ont lu les débuts s’en sont bien rendus compte, le but c’était plus de se faire plaisir de manière pas trop sérieuse mais tout en prenant le temps de faire les choses bien comme il faut. On est pas parti en se disant qu’on allait être publié dans la Pléiade, mais d’un autre côté on voulait pas tomber dans la caricature, adopter un ton débile comme si on avait quarante mots de vocabulaire alors qu’on en a plus. Ce n’est pas parce qu’on traite du rap qu’on va faire exprès de se limiter.
M: On a commencé à l’époque du rap très indé avec El-P, Definitive Jux… et j’avais l’impression que ma façon d’apprécier le rap n’était pas très légitime. On n’était pas aussi dogmatique que certains à se dire le Hip-Hop c’est comme ça, il y a des règles, ni à se demander ce qu’on pourrait faire pour que ce soit le plus Hip-Hop possible. Le but c’était vraiment de faire ce dont on avait envie.
N: Le dénominateur commun, c’était l’impression qu’on avait d’aimer le truc pour les mêmes raisons et dans un contexte où ça commencait à devenir super chiant. Nous, on aimait le rap pour ses forces mais aussi pour ses faiblesses, par exemple les grosses conneries textuelles qui sont parfois dites. On voyait ça un peu comme les séries Z dont tu finis par apprécier les mauvais côtés. On a jamais envisagé le rap comme la contre-culture qui fait que tout d’un coup tu vas tout comprendre, la version cachée de la société et compagnie. On adorait ça comme une série Z, comme lorsque Tarentino s’est mis au cinéma. Il a été capable de recycler les films de poursuites de voiture pour en faire des objets très beaux. Aujourd’hui, il est en mesure d’être projeté à la cinémathèque ou de remporter une palme d’or alors qu’il a été nourri de «junk cinema».

Vous êtes vous inspirés de modèles papier dans la conception des premiers Gasface?

N: En fait, ce n’est pas le résultat d’une réflexion intellectuelle nourrie. Disons qu’on n’est pas parti d’une feuille blanche dans le sens où, personnellement, quand j’étais petit, j’adorais les magazines de basket, des fanzines rap comme «The Truth», «Get Busy» ou autres. Ces gens là on apporté des choses, ils ont contribué à créer un contexte et même si à nos débuts on n’essayait pas de se positionner, ça a sûrement dû jouer. Je me souviens qu’au départ, quand on écrivait en pensant à des trucs bien établis comme Groove ou Radikal, il y avait un côté qu’on a plus trop maintenant mais qui consistait à se dire “on est tout petit, on vient de nulle part et on est en train de les ridiculiser”. Quand ils utilisaient des formules genre «on ne présente plus untel», de notre côté on mettait un point d’honneur à prendre le contre-pied et à présenter l’artiste. Comme on a lu ce genre de références, j’imagine que ce n’est pas neutre. Un peu comme si tu allais jouer au foot un petit matin et que tu essayais de refaire la virgule de Ronaldinho parce que tu l’as vu faire en Champions League.

D’où vous vient cette connaissance du milieu rap qui, justement, vous différencie des magazines cités plus haut?

M: Au final, je crois surtout qu’il y a peu de gens qui ramènent la source. Notre valeur ajoutée, c’est le fait qu’on se déplace là-bas et surtout qu’on y aille sans se dire qu’on va rencontrer des rappeurs, mais juste rencontrer des gars.
N: On l’interroge comme si rien n’allait de soi, comme un mec lambda. C’est dans ce sens qu’on sort du cliché du journaliste qui s’y connait, qui va aborder le rappeur genre “on est entre nous”. Nous, on a toujours voulu que ça parle au plus grand nombre, notre objectif c’est aussi de réussir à concerner des gens qui ne sont pas à 200 % là dedans.

C’est peut-être ce qui explique la taille des interviews proposées, cette volonté de ne pas tronquer les propos en se focalisant sur un angle bien précis…

M: Oui et c’est d’autant plus difficile que parfois les gens t’ont ouvert des portes et que c’est dur de leur dire “cut”. Là, par exemple, l’interview de Just Blaze fait cinq pages parce qu’elle est bien comme ça, même si on aurait préféré que ça dure plus longtemps. C’est tombé à l’eau, mais à la base on était censé le revoir plus tard, donc ce qu’on retranscrit dans ce numéro ça s’est fait juste comme ça, un peu à l’arrache.
N: Avant les magazines de rap avaient la taille Mc Donald’s, nous on a inventé la taille Burger King.

C’est aussi pour prendre le temps de traiter les sujets au fond que vous êtes partis sur une parution trimestrielle?

N: Au départ, c’était même semestriel. Mais la raison principale, c’est surtout qu’on est que deux et que ça représente beaucoup de boulot.
M
: Et puis ça correspond aussi l’approche qu’on a par rapport à l’actualité. Ce n’est pas  forcément un disque qui va retenir notre attention, mais par exemple la crise ou le retour des zombies. De la même manière, quand on va voir Busta Rhymes, on sait qu’il y a un climat donné, on sait que c’est particulièrement tendu, spécial, donc on essaie d’en tenir compte pour proposer quelque chose de pertinent. On n’est pas dans la démarche des mensuels qui sont au robinet et qui prennent ce qui vient, quitte à te balancer une interview de Nas en reprenant le dossier de presse. Nous on fonctionne au gré des rencontres et des envies du moment.
N
: Finalement, le fond et la forme, on s’y retrouvent complètement: on a une publication trimestrielle qui justifie qu’on soit hors promo et c’est justement ce qui nous intéresse.

Est-ce que le site Gasface.net qui vient d’ouvrir ses portes pourrait éventuellement venir en complément du support papier?

N: En général, on a l’impression que les webzines sont des magazines par défaut. Nous, on se donne plutôt pour objectif d’utiliser au mieux les attributs du net, c’est à dire la vidéo et le son. Si on prend Nahright.com, c’est juste un mec qui poste des news vite fait et qui propose des sons, des clips et de la nouveauté. Pour le coup, le format du Net est super bien adapté à son délire. On aimerait faire du site quelque chose de plus interactif que le magazine, en apportant justement tous les aspects  que tu ne retrouveras jamais dans les interviews ou articles sur papier.

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Pour mémoire, vous avez sorti des couvertures sur “Le déclin de l’Empire Américain”, “Le Rap a-t-il honte de ses bouffons?”, “Booba: et s’il avait tué le rap engagé?”… Le choix des thèmes abordés est-il aussi aléatoire que vous l’affirmez?

N: Moins sur le truc des bouffons déjà. Ça a été un petit déclic de se dire que jusqu’à présent c’était peut-être pas assez abouti par rapport aux questions qu’on posait. C’est à partir de ce numéro qu’on a commencé à gamberger, à se dire qu’il fallait qu’on bosse un peu plus cet aspect là des choses. Mais quoiqu’il en soit, généralement, le choix de la couverture ou du thème n’est là que pour formaliser un truc qu’on avait en tête et qu’on envisageait par cent biais différents. C’est plus souvent la dernière étape que le point de départ d’un nouveau numéro.
M: Par exemple, au moment de mettre en couverture “Le déclin de l’Empire Américain”, on avait déjà pas mal de papiers, pas mal de news et autres qui traitaient du sujet. Avec les bouffons, le point de départ était différent. On s’est fait la réflexion que Redman occupait vraiment une position particulière au sein du rap. Entre Eminem qui change de style, Ludacris qui est devenu plus dur…
N: Et sur le numéro en question, la thématique se limitait à  la musique, ce qui n’était pas le cas du suivant. Pour traiter de l’Empire Américain, on est allé à New-York, on a rencontré un mec qui était dans la Soul et dans l’action politique, on a vu le gangster Chad Williams pour lequel aux USA c’est niqué, tu ne parviens à faire ton trou que si t’es hors la loi et que tu traces ton chemin. Après, on eu la version de Prodigy, un mec dont le grand père était un intello, le père un cramé, et lui un rappeur. On s’est dit que tous ces gens là résumaient une trajectoire bien plus grande que la leur, la trajectoire Américaine. D’où la couverture qui évoque le suicide.

Depuis le temps, vous avez réussi à définir une ligne directrice à laquelle vous essayez de vous tenir?

M: Honnêtement, ça se passe à 360°. Au début, on faisait vraiment quelque chose de très orienté rap, avec le numéro sur Booba on a commencé à mettre des news, mais disons que depuis le Redman ça se précise.
N: On a vraiment réalisé avec le numéro sur “Le déclin…” qu’on disposait d’une plateforme qui nous convenait et qu’on essaie maintenant d’améliorer. Désormais, on a une base sur laquelle on peut venir freestyler. Pour autant, chaque numéro reste un film différent. Par exemple, le dernier ne traite pas des enjeux politiques et peut paraitre beaucoup plus anodin, rigolo, alors que pourtant on aborde plein de truc de fond. Disons qu’on le fait sérieusement mais sans se prendre au sérieux.

Dans le dernier numéro justement, on retrouve l’une de vos spécialités avec l’interview grugée de Pharrell  Williams lors d’un concert à Paris. C’est vraiment courant comme façon de procéder? Même Outre-Atlantique?

N: A priori, ce serait plus facile aux USA parce qu’ils ne sont pas en tournée, ils ont peut-être plus de temps. Mais il faut savoir qu’au début c’était la galère pour tous les artistes, et que maintenant on a moins de mal à faire nos interviews avec certains d’entre eux. En l’occurence, Pharrell Williams ça reste une strate encore compliquée à gérer parce qu’on n’est pas MTV, et encore, parfois MTV doit aussi galérer avec lui. Disons qu’on le fait plus par challenge, même si ça nous casse un peu les couilles d’avoir à le faire parce qu’on en a déjà trop volé des interviews. A un moment, on veut aussi que le travail paie et qu’on ait moins à galérer pour faire ce genre de chose.

Ca vous est arrivé souvent de tenter une approche avant de vous faire définitivement refouler?

M: En général on finit par les avoir, après si les personnes ne veulent pas donner d’interviews tout simplement parce qu’elles n’ont pas envie, on insiste pas plus que ça.
N: Elles ne nous doivent rien, il faut respecter ça. Sauf quand c’est lié à un statut de superstar ou à un mec qui se la donne, ça c’est pas cool. Mais le reste du temps tu peux comprendre que le temps c’est de l’argent, et que par exemple pour un mec comme Pharrell Williams ce soit effectivement le cas. Les américains surtout sont très au courant de ça.
M: Alors imagine toi quand on rencontre Ghostface et que ça dure deux heures, c’est dingue. D’autant qu’avant d’y aller, on avait pas mal d’appréhension parce qu’on sait qu’il déteste les interviews et que toutes ses réponses se limitent à “oui” ou “non”. Je sais pas ce qu’il s’est passé mais au bout de quelques instants avec Nico, on s’est regardé et on se dit “c’est parti”. On a eu beaucoup de chance.

Comment expliquer que vous abordiez plus fréquemment le cinéma ou la politique que le graff, le break, le Djing…

M: De mon côté, j’ai plus grandi avec le basket, les courses de vélo ou d’autres conneries, donc je vais pas faire semblant d’avoir touché le break alors que je ne m’y connais pas plus que ça, même si j’apprécie chaque fois que j’en vois.
N: On n’est pas là comme le penseur de Rodin à se dire “Oh putain je suis pas assez connaisseur !”. On s’en fout. Les Français ont grandi avec ce truc mythologique selon lequel tout est né en même temps au sein du Hip-Hop. Or nous, quand on a grandi, c’était surtout le rap qui cartonnait. On sait que c’est comme ça et on a pas du tout honte de cet état de fait, on ne va pas te mettre six pages de graff à la fin parce que ça nous a fait planer.
M: De la même manière, je ne conçois pas de faire un mag exclusivement tourné vers le rap, ce n’est pas possible. Autant mettre du break ou du graff, ce serait une imposture, autant parler de cinéma c’est quelque chose qui se fait naturellement. On n’est pas là à s’interroger sur comment faire le plus Hip-Hop possible. C’est peut-être pour ça que quand RZA fait ses trucs c’est pas toujours très bien perçu, idem quand De La Soul samplait n’importe quoi pour faire un truc nouveau.

Vous vous demandez comment conserver ce côté artisanal, cet esprit fanzine, maintenant qu’on parle de vous sur Canal+, aux Inrock, sur France Inter…

N: En restant pauvre…
M: … Et en conservant la même alimentation.

Vous avez commencé à recruter de nouveaux rédacteurs?

N: Même pas non. On a tenté de passer la balle mais après on a dit “redonne là, finalement c’est moi qui vais shooter”. On a aucun souci pour trouver des rédacteurs extérieurs mais là, au stade où on en est actuellement, on pense pas en termes de recrutement. Pour l’instant, en plus de nous, j’ai mon meilleur pote qui est à 200% comme moi et un autre collègue qui a déjà écrit un petit truc parce qu’il est dans le même délire. Mais au final, on ne s’élargit pas du tout, c’est vraiment nous deux qui faisons tourner la boutique. On est parti d’un truc où on ne savait même pas qu’il fallait faire un nombre de pages paire pour faire un magazine, et là on se sent comme si on avait douze ans d’école de journalisme derrière nous. A la limite, on pourrait faire un magazine de bagnoles sans rien y connaitre.
M: On est un peu de la génération Lunatic et, grosso modo, ce qu’on fait reste très générationnel: ces histoires de basket, de Tarantino… Mais dans pas longtemps des mecs de talent vont arriver de partout et on va se fédérer pour écrire ensemble. Mais pour l’instant, on fédére pour lire et on reçoit des demandes de personnes qui veulent écrire pour le mag mais ça ne correspond pas. Typiquement le mec t’écrit une feuille dans laquelle il va glisser quelques conneries pour qu’on se dise “mais toi t’es trop cool, allez, viens et écrit!”. Jamais on passe le stade du “qu’est ce qui n’a pas encore été écrit? Bah je vais l’écrire!”
N: En disant ça, on risque pas de donner envie aux gens de nous écrire, mais c’est vrai. Pour l’instant, on a plus l’impression que les gens chopent le gimmick, essaient d’être “décalés” alors qu’on est ouverts à d’autres styles. Mais on garde patience, ça arrivera. En attendant, on n’a pas envie de devenir un magazine comme “So Foot” avec des blagues à toutes les pages pour coller à un esprit décalé. De notre côté, aussi on a des moments où l’on considère que c’est sérieux.

Vous pouvez nous en dire un peu plus sur la rubrique “Reality Show” qui ouvre chacun des numéros et sur votre rencontre avec Termanology?

N: L’idée, c’était de présenter un mec et de le suivre, quand bien même il ne percerait pas. Ce qu’on voulait, c’était montrer l’envers du décor, les coulisses du rap: où tu vas, avec qui tu bosses, quels sont tes rapports avec les gens… Il se trouve que ça a bien fonctionné pour Termanology (ndlr: l’aventure s’achève à la sortie de son premier album, “Politics As Usual”, produit entre autres par Dj Premier, The Alchemist, Havoc, Pete Rock…) mais ça aurait été aussi intéressant de suivre quelqu’un qui s’est planté et de lui demander comment s’est passée la reprise du boulot. Ce qui nous intéresse là dedans, c’est le concept de reality show. Donc on va en refaire un nouveau mais avec quelqu’un d’autre, un autre type de mec pour éviter de se répéter.


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